L'espace de liberté, de sécurité et de justice européen: deux exemples de durcissement des législations

Author1. Marie - 2. Rota Vincent Souty
PositionDoctorannts à l'Université de Caen-Bassc Normandie, France.
Pages166-203

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Introduction Générale

L'Europe s'est construite, au lendemaia de la Seconde Guerre Mondiale, sur un double postulat : d'un côté, il fallait stabiliser la paix, et établir des liens étroits, d'abord économiques, entre les ennemis d'hier, pour rendre impossible tout conflit ouvert ; de l'autre côté, il s'agissait d'endiguer la progression de la Russie soviétique en Europe. Les Traités de Paris (1951) et de Rome (1957) viennent concrétiser ces souhaits en instituant les Communautés européennes, dont l'objectif est de créer un vaste Marché unique en Europe. La finalisation de ce marché commun est consacrée, au moins textuellement, par l'Acte Unique Européen (1986). Celui-ci fixe par ailleurs comme objectif l'émergence d'un espace sans frontière dans lequel serait assuré îa libre circulation des personnes1.

Une controverse, opposant les États membres et les Institutions communautaires, est alors apparue. Il s'agissait, en effet, de savoir si cette liberté ne devait s'appliquer qu'aux ressortissants d'États membres ou si elle devait concerner toute personne présente sur le territoire de l'Um'on. Dans la première hypothèse, les contrôles aux frontières devaient être maintenus pour distinguer citoyens européens et ressortissants de pays tiers, alors que dans la seconde acception, ces contrôles frontaliers pouvaient être supprimés. Devant l'impossibilité pour ies États de s'entendre sur la portée de cette notion, un premier accord a été trouvé en dehors du cadre communautaire. Les premiers textes ont, dès lors, été élaborés par des groupes d'experts d'un cercle restreint de pays membres ; la France, l'AUemagne, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas. Dès le 14 juin 1985, ces États décidentPage 167de créer entre eux un territoire sans frontières, l'espace « Schengen », du nom de la ville luxembourgeoise où la première Convention fut signée. Elle sera suivie d'une convention d'application (CAAS), élaborée, puis signée le 19 juin 1990.

Entrée en vigueur en 1995, elle a permis d'abolir les contrôles aux frontières intérieures entre les États signataires et de créer une frontière extérieure unique, où sont effectués les contrôles d'entrée dans l'espace Schengen selon des procédures identiques. Des règles communes en matière de visas, de droit d'asile et de contrôle aux frontières externes ont été adoptées afin de permettre la libre circulation des personnes, sans perturber l'ordre public. L'espace Schengen s'est peu à peu étendu à tous les États membres.

Entretemps, et alors que le rideau de fer tombe au début des années 1990, un nouveau traité est négocié et sera signé le 7 février 1992 à Maastricht, Prenant acte de l'évolution européenne des dernières années, ce traité s'engage dans la voie d'une intégration de plus en plus poussée des États membres. Les trois communautés initiales sont fusionnées dans un seul et même traité instituant la Communauté européenne (TCE). Elle-même forme le premier pilier de l'Union européenne, nouvellement créée, ainsi que le pilier PESC, Politique Étrangère et de Sécurité Commune, organisé par le titre V du traité sur l'Union européenne (TUE), et le pilier Justice et Affaires intérieures (JAI, titre VI du TUE).

Le traité d'Amsterdam (1997) va encore plus loin et assigne comme objectif à l'Union de créer un Espace de Liberté, de Sécurité et de Justice2 (ELSJ), et promet aux citoyens européens3 un niveau élevé de sécurité4. Le titre VI est renommé pour s'appeler désormais Coopération judiciaire et policière en matière pénale (CPJP). Il s'agit alors d'aller au delà des mesures compensatoires à ia suppression des frontières intérieures induites par le dispositif Schengen, et de mettre en place un véritable espace européen de libre circulation. Cette démarche a cependant posé aux dirigeants européens la question de la sécurité intérieure : la libre circulation risque aussi de profiter aux groupements criminels et étrangers dis indésirables5.

Dans l'esprit des rédacteurs, il convient alors de structurer l'espace de l'Union autour de la dialectique liberté/sécurité, censée être tempérée par la Justice. Dans le même temps, par le jeu des clauses passerelles qui permettent une comrnunautarisation de certaines matières, le traité d'Amsterdam va faire entrer dans le champ communautaire, et donc sous la coupe de la méthode communautaire (opposée à la méthode intergouvernementale), les politiques concernant les visas, l'immigration et l'asile (titre IV TCE).

C'est dans ce contexte d'ouverture des frontières interne de l'Union et de chute de l'ennemi d'hier que se pose alors la question de la redéfinition du concept européen de sécurité, celui-là même qui avait pu faciliter l'édification d'une coopération entre États d'Europe de l'Ouest dans les années 1950.

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L'absence d'une puissance concurrente et ennemie amène alors un changement de paradigme profond, en brouillant la distinction entre ennemi extérieur, et ennemi intérieur, entre l'ennemi contre lequel on se bat par la guerre et l'ennemi contre lequel on se bat avec la politique pénale mais aussi d'immigration. La menace s'est en effet facilement identifiée sous les traits de l'Étranger, cet être, venu d'ailleurs pour saper les fondements des États de l'intérieur. L'immigrant est ainsi devenu «l'archétype6» de l'ennemi idéal, vecteur d'intrusion de la criminalité organisée, dans une assimilation facile entre migrants économiques, demandeurs d'asile, et passeurs.

Les attentats du 11 septembre 2001 à New York, et ceux qui ont suivi à Madrid (11 mars 2004) et Londres (7 juillet 2005) sont venus modifier le nouveau concept européen de sécurité, en transformant l'équation immigrant égal criminel potentiel en immigrant égal terroriste potentiel. Alors que la menace de ia criminalité organisée reste diffuse, peu visible, et n'est pas forcément imputable à des groupes issus de pays non membres de l'Union7, le terrorisme, lui, a frappé directement, et visiblement, les populations européennes. La guerre contre le terrorisme menée par les États-Unis d'Amérique, est venue remplacer le vide idéologique laissé dans l'après-guerre froide. Le concept européen de sécurité en a été d'autant plus conforté que le terroriste est une illustration exemplaire de ia confusion des genres, et remplit parfaitement son rôle dans l'assimilation nouvelle entre intérieur et extérieur, Le terrorisme est un combattant de l'ombre, qui utilise des moyens non conventionnels, dans une guerre asymétrique, et la lutte contre le terrorisme est ainsi devenue, au niveau de l'Union européenne, et pour reprendre l'expression de P. BERTHELET, «le nouveau credo des bâtisseurs de l'espace de liberté, de sécurité et de justice»8. La menace terroriste, à travers la stigmatisation de l'Étranger est ainsi devenue le ciment du concept européen de sécurité qui sous-tend la construction de cet Espace de Liberté, de Sécurité et de Justice.

Les deux contributions qui suivent serviront à illustrer cette dernière remarque, à travers deux exemples. La première va étudier le volet pénal de l'ELSLSJ, en se demandant notamment si le mécanisme de production normative influe sur le contenu plutôt répressif de cet espace. La deuxième va montrer comment la création d'un régime supranational de l'éloignement de l'étranger implique un durcissement des droits internes, en s'appuyant sur l'exemple français.

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Partie 1 : L'incohérence du système normatif de l'Europe pénale

Parce qu'il est le reflet de choix de société, le droit pénal fait partie du noyau dur de ]a souveraineté, son impact est clairement national. Aussi, l'idée de l'harmonisation des droits des Etats membres en la matière est-elle venue tardivement dans l'histoire de la construction européenne, et les réticences nationales continuent de retarder la mise en place, aux côtés d'une Europe économique, d'une Union pénale. Pourtant, la mise en place d'une Europe sans frontières intérieures a peu à peu amené les dirigeants européens à s'intéresser au domaine pénal. Car si les citoyens des Etats membres ont été les principaux...

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