Travail et normes comptables internationales: une question de justice sociale

DOIhttp://doi.org/10.1111/ilrf.12136
Published date01 March 2020
AuthorSamuel JUBÉ
Date01 March 2020
Droits réservés © auteurs(s), 2020.
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail, 2020.
Revue internationale du Travail, vol. 159 (2020), no 1
*Professeur associé à Grenoble École de Management; membre permanent de l’Institut d’études
avancées de Nantes.
Les articles paraissant dans la Revue internationale du Travail n’engagent que leurs auteurs,
et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.
Travail et normes comptables
internationales: une question
de justice sociale
Samuel JUBÉ*
Résumé. En tant que garante internationale de la justice sociale, l’OIT se trouve
confrontée à une révolution comptable mondiale, parachevée par les normes comp-
tables internationales (IAS-IFRS). La comptabilité mesurait autrefois l’économie en
rapport avec les capacités et les responsabilités des travailleurs et de ceux qui en
disposent. C’est aujourd’hui l’exact opposé: les normes IAS-IFRS ont perdu le sens
de la mesure du travail et de l’entreprise en se référant au concept abstrait d’une
entité cybernétique capable d’incessantes réorganisations, au prix d’inégalités sans
limites. L’auteur en dénonce les incohérences et démontre la nécessité de redonner
au travail toute sa valeur comptable.
Mots-c lés: normes i nternationales du tra vail, comptabilité, s ystème d’informa-
tion compta ble, responsabilité sociale des e ntreprises, condi tions de travai l, ré-
glementation, rôle de l’OIT, valeur du t ravail.
En énonçant que «le travail n’est pas une marchandise», la Déclaration de
Philadelphie adoptée en 194 4 et annexée à la Constitution de l’Organisation
internationale du Travail pour en préciser les buts et les objectifs entend rap-
peler que le travail ne peut en aucun cas être réduit à une valeur comptable
(Supiot, 2 010). L’interprétation et la mise en œuvre de ce principe sourent
cependant de deux problèmes. Le premier, comme chacun sait, vient du fait
que les règles servant à compenser les forces du marché pour garantir le res-
pect de la dignité humaine manquent encore trop souvent d’eectivité. Mais le
second, moins évident, vient du fait que le travail n’est pas une valeur comp-
table du tout; tout du moins pas dans le cadre comptable actuel. Le travail est
eectivement porté dans les comptes des entreprises pour un montant donné,
mais il y est qualié de charge et non d’actif. En d’autres termes, il pèse sur la
valeur comptable de l’entreprise au lieu d’y contribuer. Or ce second problème
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est tout aussi préjudiciable aux régimes de travail que ne l’est le premier. Lui
aussi devrait retenir toute l’attention de l’OIT, et nous tenterons ici d’en faire
la démonstration.
La première question qui se pose est de savoir si l’OIT est compétente pour
s’intéresser à l’élaboration des règles de comptabilité. Si oui, la seconde ques-
tion est alors d’identier les enjeux en présence et le sens de l’action à mener.
La première question ne va pas de soi, mais nous la traiterons dans le cadre de
cette introduction, alors que la seconde fera l’objet des développements plus
substantiels qui suivront.
Selon la partie II de la déclaration précitée, il incombe à l’OIT «d’examiner
et de considérer […], dans le domaine international, tous les programmes d’ac-
tion et mesures d’ordre économique et nancier» an de vérier qu’ils sont «de
nature à favoriser, et non à entraver» le droit de tous les êtres humains à «pour-
suivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la
dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales». Il importe donc
de savoir si la comptabilité tenue par les entreprises privées pour rendre compte
aux tiers intéressés – que l’on appelle aujourd’hui «comptabilité nancière» –
fait partie de ces «mesures d’ordre économique et nancier» devant être sou-
mises à l’examen de l’OIT et rendues cohérentes avec l’objectif de justice sociale.
Il faut reconnaître que la question ne se posait pas, ou tout au moins pas
dans les mêmes termes, en 1944. À cette époque, la comptabilité nancière ne
faisait encore l’objet d’aucune règle internationale. Mais la situation a considéra-
blement évolué. Dès les années 1960, des initiatives politiques sont prises pour
harmoniser les normes comptables sur une échelle régionale, d’abord en Afrique
francophone (avec l’adoption en 1970 du plan comptable de l’Organisation com-
mune africaine et malgache – OCAM) puis dans le cadre de la Communauté écono-
mique européenne (avec l’adoption des premières directives comptables en 1978
et 1983). En 1973, suite à l’eondrement du système monétaire international issu
des institutions de Bretton Woods, diérentes organisations comptables1 s’asso-
cient pour constituer à Londres l’ International Accounting Standards Committee
(IASC), organisation de droit privé poursuivant l’objectif d’élaborer des normes
comptables mondiales, dépourvues de toute limite d’application territoriale. Un
référentiel complet de normes comptables appelées International Accounting
Standards (IAS) est progressivement constitué. En 2000, cette association devient
fondation. Son siège reste à Londres mais ses statuts sont enregistrés dans le De-
laware. Les normes comptables sont dorénavant appelées International Financial
Reporting Standards (IFRS) et leur élaboration est conée à un conseil d’experts
indépendants (International Accounting Standards Board – IASB) nommés pour
leurs qualités individuelles par les administrateurs de la fondation avec l’appro-
bation, depuis 2009, d’un conseil de supervision (monitoring board) réunissant
quelques-unes des principales autorités de régulation des marchés nanciers.
Les normes IAS-IFRS se présentent d’abord comme des règles techniques
ayant pour objectif d’améliorer la qualité de l’information nancière en enca-
drant la façon dont les entreprises privées doivent préparer et présenter leurs
1 Ces organisations comptables sont établies en Allemagne, en Australie, au Canada, aux États-
Unis, en France, en Grande-Bretagne, en Irlande, au Japon, au Mexique et aux Pays-Bas.

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