Technologie, délocalisations et tâches constitutives des professions au Royaume‐Uni

AuthorHugo ROJAS‐ROMAGOSA,Semih AKÇOMAK,Suzanne KOK
DOIhttp://doi.org/10.1111/ilrf.12016
Date01 June 2016
Published date01 June 2016
Revue internationale du Travail, vol. 155 (2016), no 2
Copyright © Auteur(s) 2016
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail 2016
* Science and Technology Policy Research Center (TEKPOL) et Graduate School of Social
Sciences, Middle East Technical University, courriel: akcomak@metu.edu.tr. ** Ministère des Fi-
nances, Pays-Bas, courriel: s.j.kok@minn.nl. *** CPB Netherlands Bureau for Economic Policy
Analysis, courriel: h.rojas-romagosa@cpb.nl. Les auteurs remercient le rédacteur principal ainsi
que les évaluateurs anonymes de la Revue internationale du Travail de leurs observations oppor-
tunes. Ils remercient aussi de leurs remarques Steven Brakman, Harry Garretsen, José Luis Groi-
zard, Arjan Lejour, Roman Stöllinger et Bas ter Weel, ainsi que les participants aux conférences et
séminaires suivants: la cinquième conférence de recherche du Forschungsschwerpunkt Internationale
Wirtschaft (FIW) et le séminaire d’économie internationale du FIW (Vienne, 2012); le deuxième
atelier international BIBB/IAB sur la technologie, les biens, les qualications, les connaissances et
la spécialisation (T.A.S.K. 2) (Bonn, 2012); l’International Conference on Economics de l’Associa-
tion économique turque (TEA) (Izmir, 2012); le séminaire TOBB-ETU sur les effets des techno-
logies et des délocalisations sur l’évolution de l’emploi et des tâches constitutives des professions
(Ankara, 2012); la XIVe Conference on International Economics (Palma de Mallorca, 2013); et le
Congrès annuel de l’European Economic Association (Gothenburg, 2013).
Les articles paraissant dans la Revue internationale du Travail n’engagent que leurs auteurs,
et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.
Technologie, délocalisations
et tâches constitutives
des professions au Royaume-Uni
Semih AKÇOMAK*, Suzanne KOK** et Hugo ROJAS-ROMAGOSA***
Résumé. Les auteurs examinent l’évolution des tâches accomplies par les travail-
leurs au Royaume-Uni entre 1997 et 20 06, qu’elle soit due à une reconguration
des professions elles-mêmes (marge intensive) ou à une variation de leur part res-
pective dans l’emploi (marge extensive). Ils se fondent notamment dans cet examen
sur des données de la Skills Survey, enquête britannique sur les compétences. Leur
analyse montre que la variation à la marge intensive est notable et aussi importante
que la variation à la marge extensive. Une analyse économétrique fait ressortir en
outre que le progrès technique joue un rôle dans l’évolution à la marge intensive,
mais pas les délocalisations.
Les progrès des technologies de l’information et de la communication
(TIC) enregistrés depuis les années1980 et la mondialisation croissante
de l’économie ont beaucoup modié notre façon de travailler. En effet, cette
évolution, l’informatisation du travail tout particulièrement, a eu des réper-
cussions considérables sur la demande de main-d’œuvre, du fait d’un «biais»
du progrès technique, plus favorable aux travailleurs qualiés (nous parlerons
ici de «progrès technique biaisé» pour rester proches du terme consacré en
Revue internationale du Travail220
anglais, skill-biased technological change) (Berman, Bound et Machin, 1998;
Autor, Levy et Murnane, 2003; Borghans et ter Weel, 2006; Acemoglu et Autor,
2010; OCDE, 2010a; Van Reenen, 2011). Les TIC ont aussi joué un rôle clé
dans la mondialisation, la délocalisation de certains emplois des pays déve-
loppés vers les économies émergentes étant une composante déterminante de
l’évolution économique de ces vingt dernières années1.
Dans des travaux récents, des auteurs ont analysé l’effet des TIC sur les
marchés du travail, s’intéressant aussi, mais dans une moindre mesure, au rôle
des délocalisations en la matière, en utilisant le cadre analytique axé sur les
tâches mis au point par Autor, Levy et Murnane (2003), que nous désignerons
dans la suite du texte comme le «modèle ALM». Dans leur étude, ces auteurs
analysent l’évolution du marché du travail de 1960 à 1998 en se fondant sur des
informations relatives aux tâches accomplies par les travailleurs dans l’exercice
de leurs fonctions. Pour ce faire, ils classent ces tâches en deux grandes catégories
selon leur caractère plus ou moins «routinier». Considérant que le capital infor-
matique remplace les travailleurs pour l’accomplissement des tâches routinières
et qu’il les «complète» pour celui des tâches non routinières, ils estiment que
l’informatisation déprime la demande de travailleurs de qualication moyenne,
qui accomplissent des tâches routinières, tout en augmentant la demande de tra-
vailleurs très qualiés ou, au contraire, peu qualiés, effectuant plutôt des tâches
non routinières. Cette théorie de la routinisation a été invoquée pour expliquer
la polarisation des emplois et des salaires sur le marché du travail, phénomène
largement traité dans la littérature
2
. La méthode des auteurs est originale en ceci
qu’ils commencent par analyser l’évolution du faisceau de tâches caractéristiques,
ou constitutives, de chaque métier («marge intensive»), avant de supposer que
ce faisceau constitutif reste inchangé et de s’intéresser à l’évolution de la part
respective des différentes professions dans l’emploi («marge extensive»). Les
auteurs concluent que, aux États-Unis et à partir des années 1970, les emplois
comprennent progressivement davantage de tâches non routinières et moins de
tâches routinières. Par conséquent, le rapport entre tâches routinières et tâches
non routinières décroît au l des années, du fait de cette évolution à la marge
intensive, mais aussi d’une évolution à la marge extensive3.
1 Feenstra et Hanson, 1996; Blinder, 2006; Jensen et Kletzer, 2010; Goos, Manning et Salo-
mons, 2011 et 2014; Firpo, Fortin et Lemieux, 2011; Baumgarten, Geishecker et Görg, 2013.
2
Voir notamment Autor, Katz et Kearney (2006 et 200 8); Spitz-Oener (2006); Goos et Man
-
ning (2007); Michaels, Natraj et Van Reenen (2014); Goos, Manning et Salomons (2011 et 2014);
Firpo, Fortin et Lemieux (2011) et Autor et Dorn (2013). De leur côté, Bloom et coll. (2013) men-
tionnent de tels effets différentiés des TIC sur les professions moyennement et peu qualiées et font
aussi apparaître des progrès techniques découlant de l’intensication des échanges commerciaux.
3
Si nous utilisons parfois le terme «emploi» ou «poste», nous nous fondons toujours dans
notre analyse sur les catégories professionnelles à trois chiffres de la version de 2000 de la classi-
cation type des professions britannique (Standard Occupational Classication, ci-après SOC-2000).
Les postes ou emplois sont associés à un cahier des charges plus spécique, et leur description (ou
intitulé) est plus restreinte que celle d’une profession. En outre, les emplois sont rattachés aux
groupes de la SOC-2000 en fonction du «niveau de compétences» et de la «spécialisation des com-
pétences». Ces précisions étant faites, on conviendra qu’«emploi», «poste» et «profession» sont uti-
lisés comme des synonymes dans le présent article.
Évolution des tâches constitutives des professions au Royaume-Uni 221
Des études empiriques postérieures, toujours axées sur les tâches, re-
posent sur la base de données de l’Occupational Information Network
(O*NET), qui a remplacé en 1998 la classication utilisée par Autor, Levy
et Murnane (2003), soit le Dictionary of Occupational Titles (DOT). Cepen-
dant, cette base de données O*NET ne prévoit pas que les tâches constitu-
tives des professions peuvent varier dans le temps, évolution largement ignorée
par conséquent dans les études suivantes, celle de Spitz-Oener (2006) faisant
exception. De ce fait, les auteurs utilisant ces données pouvaient uniquement
rendre compte de l’évolution de la marge extensive, partant implicitement du
principe que les professions correspondaient toujours au même faisceau de
tâches (Autor, Katz et Kearney, 2006 et 2008; Firpo, Fortin et Lemieux, 2011;
Goos, Manning et Salomons, 2011 et 2014). Cette lacune dans l’analyse empi-
rique axée sur les tâches a été envisagée récemment par Van Reenen (2011)
et Autor (2013). Dans un modèle analytique récent, Acemoglu et Autor (2010)
mettent l’accent sur l’importance de la variation à la marge intensive –et ex-
tensive– en faisant le lien entre les chocs exogènes –progrès technique biaisé
et délocalisations– et la dynamique du marché du travail4.
Dans le présent article, nous faisons le point sur l’ampleur des change-
ments dans les tâches constitutives des professions, en nous intéressant en
outre aux facteurs qui ont contribué à cette reconguration et à l’évolution des
tâches toutes professions confondues. Nous utilisons notamment les données
des vagues 1997 et 2006 de deux séries d’enquêtes britanniques, l’enquête sur
la population active (Labour Force Survey, ci-après LFS) et l’enquête sur les
compétences des travailleurs (Skills Survey, généralement citée dans la litté-
rature comme la British Skills Survey ou BSS, sigle que nous utiliserons éga-
lement ici), pour déterminer quelle a été l’évolution des tâches sous l’angle de
la marge intensive et de la marge extensive. La BSS fournit des données com-
parables pour trois années, 1997, 2001 et 2006, ce qui nous permet d’analyser
l’évolution du faisceau des tâches constitutives des professions dans le temps,
soit l’évolution à la marge intensive5. En croisant les données de nos deux en-
quêtes, nous cherchons à répondre à une première question: y a-t-il une évo-
lution dans les tâches accomplies par les travailleurs au Royaume-Uni entre
1997 et 200 6 et, dans l’afrmative, est-ce là la conséquence d’une variation à
la marge intensive, à la marge extensive ou sous ces deux dimensions à la fois?
Pour examiner l’évolution de la marge intensive, nous avons commencé
par utiliser la classication entre tâches routinières et tâches non routinières
proposée dans le modèle ALM. Si cette méthode est largement utilisée dans
4 D’autres auteurs se sont aussi fondés sur les tâches pour analyser l’effet du progrès tech-
nique «biaisé» et du commerce international sur le marché du travail, notamment Grossman et
Rossi-Hansberg (2006 et 20 08), Costinot et Vogel (2010), Autor et Dorn (2013) et Firpo, Fortin et
Lemieux (2011). Cependant, le modèle proposé par Acemoglu et Autor (2010) est le seul qui mette
ainsi l’accent sur l’importance des changements intraprofessions et interprofessions pour expliquer
les ajustements du marché du travail.
5 Trois pays seulement recueillent des données sur les tâches accomplies par les travailleurs,
à savoir les États-Unis (voir Autor, Levy et Murnane, 2003), l’Allemagne (voir Spitz-Oener, 2006)
et le Royaume-Uni (voir Felstead et coll., 2007).

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