Rotation de la main‐d'œuvre en Amérique latine: différences de nature et d'intensité

AuthorRoxana MAURIZIO,Luis BECCARIA
Date01 June 2020
DOIhttp://doi.org/10.1111/ilrf.12155
Published date01 June 2020
Droits réservés © auteur(s), 2020.
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail, 2020.
Revue internationale du Travail, vol. 159 (2020), no 2
*Institut de sciences, Université nationale de General Sarmiento; labeccari@gmail.com.
**Institut interdisciplinaire d’économie politique de Buenos Aires (UBA–CONICET); roxanadmau
rizio@gmail.com.
Les articles paraissant dans la Revue internationale du Travail n’engagent que leurs auteurs,
et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.
Rotation de la main-d’œuvre
en Amérique latine: différences
de nature et d’intensité
Luis BECCARIA* et Roxana MAURIZIO**
Résumé. L’étude de la rotation de la main-d’œuvre est particulièrement impor-
tante pour l’Amérique latine où les cycles économiques sont accentués et où la pro-
tection sociale est limitée. Les auteurs estiment l’intensité de cette rotation dans
six pays d’Amérique latine au cours des années 2000, décomposent les différences
observées et examinent les trajectoires des travailleurs. Les taux de rotation de la
main-d’œuvre apparaissent très différents, ce qui s’explique surtout par le degré
d’emploi informel et temporaire. Dans tous les cas, une grande partie des sorties
de l’emploi se font vers le chômage ou le travail précaire.
Mots-clés: rotation de la main-d’œuvre , emploi informe l, Amérique la tine.
1. Introduction
L’analyse dynamique du marché du travail porte sur les transitions entre les
emplois, les entrées et sorties du chômage et les situations d’intermittence dans
l’activité. Cette analyse est utile pour mieux comprendre le fonctionnement du
marché du travail, apprécier l’évolution du bien-être des ménages et concevoir
les politiques publiques. La plupart des études du marché du travail dans les
pays d’Amérique latine relèvent d’une analyse de données statiques. Bien que
cela convienne pour étudier des phénomènes comme la structure de l’emploi
ou la création de revenu, il ne s’agit que d’une vision partielle des changements
qui ont lieu sur le marché du travail.
L’approche dynamique s’appuie sur des informations relatives aux transi-
tions – entrées et sorties – sur le marché du travail. L’un de ses aspects impor-
tants est l’étude des eets de ces mouvements sur les individus et leur famille.
Par exemple, une accélération des transitions due à la montée du chômage aura
des eets négatifs sur le bien-être en accentuant les uctuations du revenu des
ménages, donc leur sentiment d’incertitude. De telles situations sont particuliè-
rement pénibles pour les familles qui ont de faibles revenus et sont donc plus
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exposées aux risques sociaux. De même, l’instabilité de l’emploi, surtout si elle
se traduit par des transitions vers le chômage, aura aussi des eets négatifs sur
d’autres indicateurs du bien-être que le revenu, par exemple la fréquentation
scolaire ou le bénéce des programmes sociaux. Inversement, certaines transi-
tions du chômage vers l’emploi atténuent les uctuations du revenu.
La rotation de la main-d’œuvre peut avoir des conséquences négatives sur la
carrière des travailleurs de diverses façons. Premièrement, de fréquentes transi
-
tions d’un emploi à l’autre peuvent faire obstacle à l’intégration sociale et avoir
pour conséquence une moindre couverture sociale. Deuxièmement, une forte
intermittence peut empêcher l’acquisition constante de qualications spéciques
et donc l’élévation du capital humain. Troisièmement, le fait de perdre un tra-
vail peut diminuer les chances de trouver un nouvel emploi ou un emploi aussi
bien rémunéré. Dans tous ces cas, les transitions sur le marché du travail inter-
rompent l’accumulation des qualications avec un eet négatif tant pour le tra-
vailleur que pour l’ensemble de la société.
Toutefois cette rotation n’est pas toujours un phénomène négatif ou un
symptôme de dysfonctionnement du marché du travail. En eet, les transitions
peuvent être volontaires et exprimer la recherche d’un salaire plus élevé ou
de meilleures conditions de travail. Ainsi est-elle en général commune dans les
premières années de carrière des jeunes, période de forts mouvements sur le
marché du travail à la recherche d’emplois correspondant à leurs compétences
et qualications. Quant à l’intermittence dans l’activité, elle peut s’expliquer par
l’implication des travailleurs dans des activités non économiques, comme l’édu-
cation. En outre, elle peut s’accompagner de formes vertueuses de partage des
connaissances avec un eet positif sur la productivité globale. Par conséquent,
une forte rotation de la main-d’œuvre sur le marché du travail ne signie pas
nécessairement que le marché du travail fonctionne bien ou dysfonctionne: on
ne peut le savoir que par un travail d’analyse empirique.
Le présent article a pour premier objet d’analyser l’intensité des ux de sor
-
tie de l’emploi en Argentine, au Brésil, en Équateur, au Mexique, au Paraguay
et au Pérou; d’identier ensuite les types de transition les plus fréquents et de
décomposer les diérences de taux de rotation de la main-d’œuvre entre la part
qui s’explique par des diérences de structure de l’emploi et la part qui est due
aux diérences de taux de sortie entre les catégories de travailleurs; de détermi-
ner enn la destination des travailleurs lorsqu’ils quittent un emploi.
La raison d’être de cet article est de fournir des données sur le taux de rota-
tion de la main-d’œuvre, sur les transitions des travailleurs et leur destination à
la sortie d’un emploi, variables pour lesquelles il n’existe pas d’estimations dis-
ponibles pour l’Amérique latine. Cela est important si l’on considère le caractère
accentué des cycles économiques et le faible degré de protection sociale qui ca-
ractérisent depuis longtemps les marchés du travail de la région.
Le choix des pays étudiés est dicté par la disponibilité de données de panel,
mais aussi par leur pertinence pour évaluer de façon complète l’intensité de
la rotation de la main-d’œuvre dans la région, dans la mesure où ils dièrent
nettement quant à la structure et à la dynamique de leur marché du travail. Il
s’agit aussi des plus grosses économies de la région dont ils représentent environ
70 pour cent de sa population totale.
La rotation de la main-d’œuvre en Amérique latine 181
La suite de l’article est organisée ainsi: la deuxième partie contient une
revue des publications sur la rotation de la main-d’œuvre sur les marchés du
travail latino-américains, la troisième une description des données et la qua-
trième celle de notre méthodologie; dans la cinquième nous procédons à un
examen de la structure de l’emploi dans les pays étudiés, et dans la sixième à
une présentation descriptive des sorties de l’emploi; nous analysons les résul-
tats des exercices de décomposition dans la septième partie, et les destinations
des travailleurs en transition dans la huitième; nos conclusions gurent dans la
neuvième et dernière partie.
2. Revue des publications
La lecture des publications internationales sur la dynamique des marchés du
travail fait ressortir au moins cinq grands constats: 1)dans une forte propor-
tion, les relations de travail sont de longue durée; 2) la plupart des nouveaux
emplois n’ont qu’une durée très courte; 3)en conséquence de 1) et 2), on observe
une corrélation négative entre la probabilité de quitter un emploi et sa durée
(Mincer et Jovanovic, 1981; Farber, 1999a); 4)il existe de fortes disparités dans
la rotation de la main-d’œuvre sur le marché du travail en fonction des carac-
téristiques des emplois et des individus; 5)dans la plupart des pays, l’instabilité
de la main-d’œuvre a signicativement évolué au cours du temps.
Le premier et le deuxième de ces constats donnent à penser que les marchés
du travail ne sont pas des «marchés au jour le jour» où les contrats de travail
entre salariés et entreprises s’ajustent quotidiennement. Toutefois il ne s’agit pas
non plus de marchés statiques où les travailleurs commencent et achèvent leur
carrière dans une seule entreprise1.
À la diérence de celle du monde développé, la rotation de la main-d’œuvre
en Amérique latine a fait l’objet de peu d’études, et celles dont on dispose traitent
surtout des eets des réformes du marché du travail sur les sorties de l’emploi,
notamment dans les années 1990. Ainsi, Kugler (2000) constate que dans les
années 1990 en Colombie l’ancienneté moyenne des salariés du secteur formel
a chuté plus fortement que celle des travailleurs du secteur informel qui n’ont
pas été touchés directement par les réformes du travail. L’auteur en conclut que
ces réformes ont eu un fort impact sur l’instabilité de l’emploi.
Paes de Barros, Leite Corseuil et Bahia (1999) ont analysé les eets de l’élé-
vation du coût des licenciements décidée au Brésil en 1998, pour constater une
concordance avec l’hypothèse selon laquelle cette augmentation réduirait le taux
de licenciements et allongerait la durée moyenne de l’emploi.
Saavedra et Torero (2000) observent que la «exibilisation» du travail mise
en œuvre au Pérou depuis 1992 a accentué la rotation de la main-d’œuvre. Une
étude plus récente sur ce pays montre qu’il se caractérise par une forte instabi-
lité de l’emploi, la plupart des transitions se faisant de l’emploi vers l’inactivité
(Herrera et Rosas Shady, 2003).
Pour l’Argentine, Galiani et Hopenhayn (2000) ont estimé la probabilité de
voir les travailleurs sortir de l’emploi ou du chômage durant les années 1990, et
constatent une plus forte instabilité dans la seconde moitié de la décennie, mais
1 Voir par exemple Farber (1999a) pour les États-Unis.

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