Le recul de l'activité féminine au Kerala: des éléments empiriques à l'appui de la thèse du découragement?

AuthorShalina Susan MATHEW
DOIhttp://doi.org/10.1111/j.1564-9121.2015.00267.x
Date01 December 2015
Published date01 December 2015
Revue internationale du Travail, vol. 154 (2015), no 4
Copyright © Auteur(s) 2015
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail 2015
* Centre de recherches sur l’Asie, London School of Economics, courriel: shalinamathew@
gmail.com. L’auteure a mené les travaux dont il est rendu compte dans le présent article en 2013
et 2014, dans le cadre d’un programme de bourse postdoctorale à l’Institut indien de statistique
(Centre de Bangalore). Elle remercie Madhura Swaminathan, V. K. Ramachandran, de l’Institut
indien de statistique (Centre de Bangalore), et Vathsala Narasimhan, de l’Université d’Hyderabad,
des observations qu’ils ont bien voulu lui faire sur une version préliminaire du texte.
Les articles paraissant dans la RIT, de même que les désignations territoriales utilisées,
n’engagent que les auteurs, et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions
qui y sont exprimées.
Le recul de l’activité féminine au Kerala:
des éléments empiriques à l’appui
de la thèse du découragement?
Shalina Susan MATHEW*
Résumé. En Inde, l’activité féminine recule depuis le milieu des années 2000, et
l’évolution du Kerala, Etat autrefois exemplaire en la matière, est particulièrement
défavorable. L’auteure examine la variation des taux d’activité et d’emploi des
femmes au Kerala entre 2004 et 2012 en tenant compte du revenu du ménage, de
l’âge, du niveau d’instruction et de la profession. Le désengagement de femmes
plutôt jeunes, instruites, pouvant viser des postes au plus haut niveau, suggère un
effet du travailleur découragé, encore renforcé par l’écart salarial croissant entre
les sexes dans les professions les plus prestigieuses, aux dépens des particularités
historiques du marché du travail du Kerala.
En Inde – et en Asie du Sud plus généralement –, le niveau, déjà relative-
ment faible, des taux d’activité féminine a encore diminué ces dernières
années, dans une tendance préoccupante. Les études sur la région expliquent
ce phénomène par plusieurs facteurs complexes, souvent liés, dont des normes
socioculturelles, mais aussi des dynamiques économiques, démographiques et
relatives au capital humain. Dans ce contexte particulier, nous nous attache-
rons dans le présent article à analyser l’évolution de l’activité féminine dans
les zones urbaines du Kerala.
Cet Etat situé au sud-ouest de l’Inde constitue un excellent cas d’étude,
en effet, en raison d’un parcours remarquable en matière de développement
social et humain, qui a poussé des spécialistes du développement à parler
de «modèle du Kerala» (DAES, 1975). Au Kerala, les indicateurs du bien-
être sont bien meilleurs que la moyenne nationale –malgré une croissance
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économique plus lente– et comparables à ceux de beaucoup de pays à revenu
intermédiaire1. L’Etat fait donc mentir les modèles classiques, qui font de la
croissance économique un préalable du progrès social. Ce succès s’explique
par la conjonction de plusieurs processus sociaux, politiques, culturels et his-
toriques atypiques2, dont l’effet se manifeste à différents niveaux aujourd’hui
encore, notamment par un faible taux de mortalité infantile, une espérance de
vie plus longue, un taux d’analphabétisme limité, un rapport de masculinité
favorable aux lles et une croissance démographique réduite (inférieure au
taux de reproduction aujourd’hui). Certains ont vu dans ce parcours l’exemple
même d’un progrès social voulu et conduit par les pouvoirs publics (Sato,
2004). En d’autres termes, l’action publique et les biens collectifs et services
fournis par l’Etat pour répondre aux besoins fondamentaux de la population
auraient ouvert la voie au progrès social, malgré une croissance économique
restée modeste (Drèze et Sen, 1997).
Ces progrès socio-économiques ont créé un cadre favorable, et une im-
portante main-d’œuvre féminine a alors rejoint le marché du travail rémunéré.
Ces femmes instruites pouvaient espérer un poste bien payé dans le secteur
tertiaire, et l’essor sociodémographique de l’Etat les a été incitées encore plus
fortement à devenir actives. Les taux d’activité féminine ont dès lors atteint
des niveaux très élevés par rapport à la moyenne nationale, notamment aux
plus hauts niveaux de diplôme. A l’échelle de l’Inde, l’activité féminine est
plus limitée, même à ces niveaux de diplôme, ce qui montre que d’autres fac-
teurs que la formation et le revenu inuent sur les décisions des femmes en
matière économique.
Cependant, depuis 2004, le taux d’activité féminine diminue au Ke-
rala, comme dans le reste de l’Inde. Qui plus est, des analyses comparatives
montrent que ce recul est bien plus marqué au Kerala, où il se répartit diffé-
remment au sein de la main-d’œuvre féminine. Nous tenterons dans le présent
article de comprendre les ressorts de cette rupture par rapport au modèle tradi-
tionnel de l’Etat qui nous intéresse, en organisant notre propos en cinq parties.
Dans la première, nous remettrons en contexte l’évolution récente du marché
du travail au Kerala. Dans la deuxième, nous présenterons brièvement les don-
nées et les concepts que nous utilisons. La troisième nous amènera à examiner
la variation des taux d’emploi et d’activité des femmes, en Inde et au Kerala,
1 Des auteurs se sont interrogés sur la viabilité du modèle de développement du Kerala, en
l’absence d’une croissance économique soutenue pouvant assurer la pérennité des progrès sociaux
et des politiques sociales. Le cas du Kerala a ainsi été présenté comme un «paradoxe du déve-
loppement», l’«alliance contre-nature entre progrès social et retard économique», un exemple de
«développement bancal» et bien d’autres choses encore (Chakraborty, 2005; George, 1998; Gouver-
nement du Kerala, 2006; Kannan, 2005; Panikar et Soman, 1984; Tharamangalam, 1998). Ces réserves
ont été levées lorsque l’économie du Kerala a commencé à se développer, dans les années198 0
(Ahluwalia, 2002; Chakraborty, 2005; Gouvernement du Kerala, 2006; Jeromi, 2003; Kannan, 2005;
Pushpangadan, 2003). A partir des années1990, l’Etat est entré dans une phase de forte croissance,
qui a atteint son apogée dans les années2000 , et le taux de croissance économique de la région a
dépassé alors la moyenne nationale.
2 Pour une analyse historique plus approfondie, voir Ramachandran (1997).

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