Récession, austérité et genre: étude comparative sur huit marchés du travail européens

AuthorHélène PÉRIVIER
Date01 March 2018
Published date01 March 2018
DOIhttp://doi.org/10.1111/ilrf.12074
Revue internationale du Travail, vol. 157 (2018), no 1
Droits réservés © auteur, 2018.
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail, 2018.
Récession, austérité et genre:
étude comparative sur huit marchés
du travail européens
Hélène PÉRIVIER*
Résumé. Si l’effondrement du PIB consécutif à la crise économique mondiale de
200 8 a nui avant tout à l’emploi des hommes, les politiques d’austérité auraient
davantage affecté celui des femmes. L’auteure cherche à vérier ce scénario dans
huit pays européens, en décomposant la variation trimestrielle du taux d’activité et
du taux d’emploi des femmes et des hommes à l’échelon sectoriel. Elle montre que
l’association entre he-cession et she-austerity ne se conrme pas toujours, mais
que les politiques d’austérité peuvent nuire à l’égalité des sexes et aux droits de la
femme par d’autres mécanismes d’action, qu’elle répertorie et commente.
La crise mondiale qui a débuté en 2007 a frappé de plein fouet les
économies et les marchés du travail européens. L’emploi s’est contracté
partout, et le chômage a explosé. Seule l’Allemagne a été quelque peu épar-
gnée, avec un maintien de l’emploi (Weinkopf, 2014). La baisse du PIB a été
suivie d’abord d’une reprise relative, de courte durée, puis d’une période mar-
quée par l’adoption de politiques d’assainissement des nances publiques. Ces
différentes étapes n’ont pas eu le même effet sur l’emploi des hommes et l’em-
ploi des femmes. Alors que la récession a particulièrement affecté l’emploi
masculin, les politiques d’austérité auraient surtout nui à l’emploi féminin. Ces
effets différenciés selon le sexe s’expliquent principalement par le jeu com-
biné de la ségrégation entre hommes et femmes dans les secteurs d’activité1
et de la dimension sectorielle de la récession et des politiques d’ajustement
* Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), Sciences Po; directrice
du Programme de recherche et d’enseignement des savoirs sur le genre (PRESAGE); helene.
perivier@sciencespo.fr.
Les articles paraissant dans la Revue internationale du Travail n’engagent que leurs auteurs,
et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.
1 Dans notre article, nous entendons par «ségrégation selon le sexe» la ségrégation hori-
zontale, c’est-à-dire la répartition asymétrique des sexes sur le marché de l’emploi rémunéré, ou
encore la sous-représentation ou la surreprésentation des femmes dans une profession donnée
(ségrégation professionnelle) ou un secteur d’activité donné (ségrégation sectorielle) (Bettio et
Verashchagina, 200 9).
Revue internationale du Travail2
budgétaire. En effet, les hommes sont surreprésentés dans les secteurs tou-
chés au premier chef par les destructions d’emplois (construction et industrie
manufacturière) alors que les femmes sont proportionnellement plus nom-
breuses dans les secteurs les plus affectés par les politiques d’austérité (ser-
vices publics, action sociale, etc.). Nous pourrions donc dire, pour reprendre
la formule de Karamessini et Rubery (2014), que l’on passe pendant la crise
d’une récession défavorable à l’emploi des hommes – he-cession – à une phase
d’austérité défavorable à celui des femmes – she-austerity («from he-cession
to sh(e)-austerity»).
Notre propos ici sera de décrire les moteurs de l’impact différencié selon
le sexe de la récession de 2008 et des politiques d’austérité qui ont suivi. À
cet effet, nous analyserons l’évolution du nombre d’actifs et du nombre d’ac-
tifs occupés dans huit pays européens – Danemark, France, Allemagne, Grèce,
Italie, Espagne, Suède et Royaume-Uni – en utilisant les séries de données
trimestrielles d’Eurostat sur les forces de travail (DTFT), qui fournissent des
informations sur la population active et l’emploi par secteur d’activité (ceux-
ci étant dénis selon les codes à deux chiffres de la Nomenclature statistique
des activités économiques dans la Communauté européenne, ou NACE). Nous
reprenons les méthodes proposées par Rubery (1988) dans un ouvrage majeur.
Les pays de notre échantillon diffèrent par le degré d’intensité de la récession,
la situation macroéconomique et l’environnement institutionnel. Notre analyse
fournit des indications sur les différences dans l’évolution du taux d’activité et
du taux d’emploi des deux sexes aux différentes étapes de la crise sur le plan
macroéconomique. Nous tenons compte de la dynamique de l’emploi à temps
partiel en croisant la base de données sectorielles sur l’emploi avec la base de
données sur le temps de travail moyen par secteur, informations disponibles
pour les deux sexes au niveau des codes à deux chiffres de la NACE dans la
série des données trimestrielles sur les forces de travail d’Eurostat. En re-
vanche, nous ne tenons pas compte dans l’analyse de la variation du niveau des
salaires ni de l’évolution des conditions de travail et de la qualité de l’emploi.
Selon les typologies habituelles, les pays de notre échantillon relèvent de
différents types d’État-providence (Arts et Gelissen, 2002; Esping-Andersen,
1990). Ils relèvent aussi de différents modèles de genre (Daly et Lewis, 2000;
Lewis, 1992)2. Le modèle d’État-providence social-démocrate est représenté
par la Suède. Le Danemark est un exemple typique du modèle de exisécurité
(Gazier, 2008). Le modèle libéral est représenté par le Royaume-Uni. L’Alle-
magne et la France sont souvent présentées comme des exemples du modèle
corporatiste, même si les normes de genre ne sont pas identiques dans ces
deux pays. Enn, l’Italie et la Grèce sont qualiées de modèle méditerranéen,
caractérisé par une faible participation des femmes au marché du travail. La
Grèce, l’un des pays européens les plus durement touchés par la crise en 2007,
2 Selon Arts et Gelissen (2002), les études comparatives sur les types d’États-providence ne
permettent pas de se faire une idée dénitive à ce stade, car les «États-providence véritables sont très
rares, et les formes hybrides majoritaires» (p.137), d’où la nécessité d’utiliser plusieurs typologies.
Récession, austérité et genre sur les marchés du travail européens 3
a connu une crise de la dette publique aiguë qui a entraîné l’adoption d’un
plan d’assainissement parmi les plus stricts jamais exigés par la Commission
européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire internatio-
nal en Europe. La situation de l’Espagne est également particulière, du fait de
l’essor remarquable des taux d’activité des femmes observé dans le pays (plus
de 25 points de pourcentage en deux décennies)3. Le cas espagnol échappe
quelque peu à la typologie des États-providence européens de ce fait, même
si la division du travail entre les sexes reste importante au sein des ménages
et que les politiques publiques visant à faciliter l’articulation entre activité
professionnelle et vie privée et à promouvoir l’égalité des sexes y sont encore
embryonnaires (González Gago et Segales Kirzner, 2014).
L’article est organisé de la façon suivante. Dans une première partie, nous
décrivons la variation du nombre d’actifs pendant la crise, montrant ainsi qu’il
faut, pour bien comprendre l’effet de cette période sur la main-d’œuvre, tenir
compte de l’interaction entre les normes de genre, la division du travail entre
les sexes et l’offre de travail des hommes et des femmes. Dans une deuxième
partie, nous examinons les variantes du scénario associant récession masculine
et austérité féminine dans les pays de notre échantillon, en soulignant le rôle
clé joué en la matière par la ségrégation sectorielle de l’emploi des hommes et
des femmes. Dans les deux cas, nous procédons à une analyse de la variation
des parts relatives pour décomposer la dynamique de l’activité selon le sexe,
en tenant compte de l’évolution démographique, ainsi que les variations de
l’emploi, toujours pour les hommes et pour les femmes, en tenant compte de
la ségrégation sectorielle selon le sexe. Dans notre troisième partie, nous com-
mentons et répertorions les types de politiques d’austérité mises en œuvre dans
les huit pays de notre échantillon, et nous analysons les mécanismes d’action,
autres que la ségrégation sectorielle selon le sexe, qui peuvent expliquer leur
effet différencié sur les hommes et les femmes, tout en nous demandant dans
quelle mesure ces politiques ont pu nuire à l’égalité des sexes.
Genre, crise et variation de la population active
Décomposition de l’évolution de la population active
Lors de la crise de 2007-08, au moment de la récession, l’accent a surtout
été mis sur le fait que les hommes étaient davantage affectés que les femmes
par le chômage et les suppressions d’emploi. Cependant, si l’emploi masculin
est plus sensible au cycle conjoncturel en général, les femmes ont été moins
protégées cette fois-ci que lors de crises précédentes (Leschke et Jepsen,
2011). Pour les hommes et pour les femmes, l’effet de la crise est fonction
de l’ampleur du choc économique, du degré et de la nature de la exibilité
du marché du travail et des politiques publiques mises en place pendant la
3 Dans ce pays, le taux d’activité des femmes de 15-64 ans passe en effet de 42 ,6 pour cent
en 1992 à 67,9 pour cent en 2012 (Eurostat).

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