Protection de l'emploi temporaire et gains de productivité en Europe

AuthorFabrizio POMPEI,Mirella DAMIANI,Andrea RICCI
Published date01 December 2016
DOIhttp://doi.org/10.1111/ilrf.12037
Date01 December 2016
Revue internationale du Travail, vol. 155 (2016), no 4
Copyright © Auteur(s) 2016
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail 2016
* Département d’économie, de nance et de statistique, Université de Pérouse, courriels:
fabrizio.pompei@unipg.it (auteur de correspondance); mirelladamiani@libero.it. ** Institut pour
le développement de la formation professionnelle des travailleurs (ISFOL), courriel: andr.ricci@
gmail.com. Les auteurs remercient les participants au 62econgrès de l’Association française de
science économique, qui s’est déroulé à Aix-en-Provence en juin 2013, ainsi que les évaluateurs ano-
nymes, pour leurs précieux commentaires. Ils remercient aussi la Fondation Cassa di Risparmio de
Pérouse pour son soutien nancier au projet de recherche 2010.011.0560.
Les articles paraissant dans la Revue internationale du Travail n’engagent que leurs auteurs,
et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.
Protection de l’emploi temporaire
et gains de productivité en Europe
Mirella DAMIANI*, Fabrizio POMPEI* et Andrea RICCI**
Résumé. Les auteurs examinent les différences de productivité totale des facteurs,
ou efcience, entre dix branches d’activité et quatorze pays d’Europe, sur la pé-
riode 1995-2 007. L’objectif est de voir, par la méthode des doubles différences,
si la législation protectrice de l’emploi temporaire conditionne cette productivité.
Les résultats montrent que la déréglementation de l’emploi temporaire limite les
gains de productivité dans les pays d’Europe et que cette libéralisation intéresse
les branches d’activité qui recourent le plus intensément au travail temporaire. En
outre, les auteurs observent que cette déréglementation affecte les activités de for-
mation et l’acquisition de qualications spéciques à l’entreprise.
Nous analyserons ici les différences de productivité des économies de
l’Union européenne, sous l’angle de la protection de l’emploi tempo-
raire, au cours de la période 1995-20 07, qui se caractérise par un ralentissement
marqué de la croissance moyenne de l’efcience, avec des différences signi-
catives d’un pays à l’autre. D’autres études ont montré que, depuis le milieu
des années 1990 jusqu’à 2005, les pays de l’Union européenne ont perdu du
terrain par rapport aux États-Unis, non pas du fait de changements dans la
structure de la main-d’œuvre ou d’une insufsance du taux d’accumulation du
capital, mais à cause d’un manque de capacités d’innovation (Inklaar, Timmer
et van Ark, 2008; van Ark, O’Mahony et Timmer, 2008). Ces travaux prélimi-
naires ont aussi mis en évidence le fait que les différences de productivité du
travail d’un pays à l’autre s’expliquaient pour beaucoup par l’évolution de la
productivité totale des facteurs. Cette dernière est une mesure de l’efcience
de la production, qui reète les changements techniques non incorporés dans
la qualité des intrants et imputables à des déterminants organisationnels et
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institutionnels. En outre, d’une économie européenne à l’autre, les différences
de gains d’efcience dans l’utilisation des intrants proviennent principalement
des services marchands dont les écarts de productivité se creusent par rapport
aux autres branches d’activité (Inklaar, Timmer et van Ark, 2008).
Dans le présent article, nous nous intéressons principalement aux diffé-
rences de croissance de la productivité totale des facteurs en Europe, en exami-
nant de plus près le rôle des réformes du marché du travail en matière d’emploi
temporaire. Plus précisément, nous soulignons le rôle essentiel de la législation
protectrice de l’emploi s’appliquant aux travailleurs temporaires1 pour expli-
quer les disparités internes aux économies européennes et pour rendre compte
des différences de gains de productivité d’une branche d’activité à l’autre. Les
effets de la protection de l’emploi temporaire seront évalués non seulement
de façon absolue, mais aussi par rapport à ceux de la législation protectrice
de l’emploi permanent, c’est-à-dire celle qui s’applique aux travailleurs titu-
laires de contrats de durée indéterminée. L’inclusion dans le modèle de la ri-
gueur de la protection de l’emploi permanent ne modie guère les résultats
qui montrent sans ambiguïté que la déréglementation de l’emploi temporaire
a des effets négatifs sur les performances du marché du travail.
Depuis le milieu des années 1990, l’Europe connaît un mouvement de
libéralisation des marchés du travail. Parmi les grands renversements de ten-
dance gure l’adoption de nouveaux cadres réglementaires du travail tempo-
raire. Ces réformes ont été mises en œuvre dans divers pays, mais à des rythmes
différents, et elles ont été plus fréquentes que les réformes touchant l’emploi
permanent. En conséquence, on observe une montée régulière de l’emploi tem-
poraire dans plusieurs pays d’Europe: globalement, environ 14pour cent des
salariés de l’Union européenne ont des contrats temporaires (OCDE, 2011).
Les motivations profondes d’une plus grande exibilité du marché du tra-
vail sont exposées dans la littérature théorique sur les coûts et les avantages
potentiels de la protection de l’emploi temporaire. De fait, ce dernier aura pro-
bablement deux effets contradictoires sur la productivité. D’une part, il facilite
le redéploiement de la main-d’œuvre que rendent nécessaires les évolutions
techniques ou les variations de la demande. En outre, il peut agir comme un
stimulant si l’on part du principe que les travailleurs temporaires cherchent
à obtenir un poste permanent. Il peut aussi servir de dispositif de sélection
des nouveaux salariés (Engellandt et Riphahn, 2005). En outre, dans le cas
où la protection de l’emploi permanent est stricte, les travailleurs temporaires
servent de «réserve tampon» permettant aux entreprises d’ajuster leurs effec-
tifs en jouant sur le nombre de contrats temporaires pour réagir rapidement
aux variations de la demande et aux changements techniques.
D’autre part, comme cela a été avancé sur le plan théorique par Blan-
chard et Landier (2002), la déréglementation de l’emploi temporaire peut seu-
lement se solder par une montée de la rotation de la main-d’œuvre, car il reste
1 Que nous désignerons aussi, plus simplement, par l’expression «protection de l’emploi
temporaire».
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onéreux de mettre n aux contrats de durée indéterminée à cause de la rigueur
de la réglementation sur les licenciements et du coût de ces derniers. En effet,
les entreprises peuvent avoir des réticences à conserver les travailleurs à la
n de leurs contrats temporaires et à les recruter à titre permanent, même si
la correspondance entre le travailleur et son emploi est productive. Selon ces
mêmes auteurs, l’exemple de la France durant la période 1983-2000 conrme
que les réformes partielles de la protection de l’emploi peuvent avoir des ef-
fets pervers: lorsque les entreprises sont autorisées à embaucher les travail-
leurs à titre temporaire, il en résulte une augmentation du nombre d’emplois
de début de carrière, à faible productivité, et une diminution des emplois per-
manents, donc une productivité et une production moindres (Blanchard et
Landier, 2002, p. F215).
Dans la même veine, Boeri et Garibaldi (2007) se sont concentrés sur
l’effet transitoire, dit «lune de miel», des réformes du marché du travail qui
visent à accorder une certaine exibilité en ne réformant «qu’à la marge».
Selon les auteurs, qui ont utilisé un modèle dynamique de la demande de
travail en Italie, les réformes qui créent des régimes de protection dualistes
induisent une augmentation de l’emploi à court terme, mais aussi un ralentis-
sement de la productivité causé par une diminution du rendement marginal
du travail (Boeri et Garibaldi, 2007).
D’autres considérations portent sur l’accumulation de capital humain et
la productivité. En effet, comme l’ont montré Belot, Boone et van Ours (2007),
la protection de l’emploi incite les salariés à investir dans un capital humain
spécique à leur emploi an d’accroître la probabilité que perdure leur concor-
dance avec cet emploi. Cet effet bénéque est plus fort dans les branches d’ac-
tivité où les entreprises s’appuient sur des compétences spécialisées. Il se vérie
plus encore lorsque les salariés sont réticents face au risque et soumis à des
contraintes nancières et qu’ils ne peuvent obtenir de garanties contre le licen-
ciement. Toutefois, comme l’ont avancé Belot, Boone et van Ours, il s’établit
un compromis entre les effets positifs et négatifs de la législation protectrice
de l’emploi, qui élève aussi le coût des licenciements. Cela signie qu’une aug-
mentation de la protection de l’emploi améliore le bien-être et la productivité
des travailleurs jusqu’à un certain point.
Des résultats plus généraux, qui ne sont pas tributaires du fait que les
salariés ont une aversion pour le risque et des imperfections nancières, ont
été obtenus par Ricci et Waldmann (2010). Dans leur modèle d’appariement,
qui est semblable à celui de Mortensen et Pissarides (1994), les travailleurs
ne sont pas à même d’inuer sur le volume de formation à leur disposition,
celui-ci étant unilatéralement à la discrétion de l’employeur. Aussi, une poli-
tique bien conçue, combinant l’imposition de taxes en cas de licenciement de
salariés recrutés récemment et l’octroi de subventions au recrutement, aug-
mentera le niveau de formation et l’ancienneté des salariés, avec des effets
positifs évidents sur le bien-être.
Il n’existe que peu d’observations comparées sur les relations entre la lé-
gislation protectrice de l’emploi et la productivité, et moins encore à propos de

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