Production mondialisée et progrès social: le cas du textile et de l'habillement

AuthorBernard GUILHON,Céline GIMET,Nathalie ROUX
Date01 September 2015
Published date01 September 2015
DOIhttp://doi.org/10.1111/j.1564-9121.2015.00256.x
Revue internationale du Travail, vol. 154 (2015), no 3
Copyright © Auteur(s) 2015
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail 2015
Production mondialisée et progrès social:
le cas du textile et de l’habillement
Céline GIMET*, Bernard GUILHON** et Nathalie ROUX***
Résumé. La fragmentation de la production au sein de réseaux mondiaux n’obéit
pas seulement à l’avantage comparatif, mais aussi aux décisions de localisation des
entreprises dominantes en fonction de la capacité de négociation des producteurs
locaux et du rôle qu’elles leur assignent dans la chaîne de production. Les auteurs
examinent les conséquences de cette spécialisation dans le textile et l’habillement,
pour vingt-six pays où l’offre de main-d’œuvre est abondante, sur la période 1990-
200 7. L’étude économétrique montre que le secteur ne tire pas toujours bénéce de
l’intégration commerciale: on observe plutôt une association négative entre spécia-
lisation verticale et salaires réels.
L
a fragmentation internationale de la production suscite une nouvelle divi-
sion internationale du travail. Les produits nis résultent d’un proces-
sus de fabrication découpé en modules géographiquement distants, ce qui
donne lieu à des échanges de biens intermédiaires entre divers producteurs
intégrés à un réseau mondial de production. Les déterminants de ces ux
commerciaux échappent au cadre strict de la théorie classique de l’avan-
tage comparatif. En effet ils relèvent aussi des stratégies de localisation des
entreprises dominantes, qui dirigent les opérations. La diversité des termes
utilisés pour décrire ces phénomènes1 montre bien que ces modèles de pro-
duction internationalisés reposent à la fois sur des mécanismes macro-éco-
nomiques – qui sont étudiés du point de vue de la théorie du commerce
* Université de Franche-Comté, CRESE (EA 3180), CHERPA (EA 4261) et GATE-LSE-
CNRS (UMR CNRS 5824), France, courriel: celine.gimet@sciencespo-aix.fr. ** SKEMA Busi-
ness School, Sophia Antipolis, France, courriel: bernard.guilhon@skema.edu. *** Université de
Toulon, LEAD (EA 3163), France, courriel: nathalie.roux@univ-amu.fr. Les auteurs remercient
les évaluateurs et le rédacteur de la Revue pour leurs commentaires constructifs.
Les articles paraissant dans la RIT, de même que les désignations territoriales utilisées,
n’engagent que les auteurs, et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions
qui y sont exprimées.
1 On donnera pour exemples: «la nouvelle division internationale du travail» (Fröbel, Hein-
richs et Kreye, 1980), «la production multiétapes» (Dixit et Grossman, 1982), «scinder la chaîne
de valeur» (Krugman, 1995), «désintégration de la production» (Feenstra, 1998), «fragmentation»
(Arndt et Kierzkowski, 2001), «spécialisation verticale» (Hummels, Ishii et Yi, 2001), «partage de la
production mondiale» (Yeats, 2001), «intégration économique mondiale» (Sturgeon et Geref, 2009).
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international2 – et sur les stratégies des entreprises ou des processus indus-
triels (Geref, 1996 et 1999; Sturgeon, 2006; Sturgeon, Van Biesebroeck et
Geref, 200 8). Dans ces conditions, il faut remettre en question l’hypothèse
traditionnelle d’une relation de causalité entre ouverture commerciale et
spécialisation, d’une part, et meilleurs résultats économiques et sociaux,
d’autre part.
Nous ferons ici la distinction entre la dimension économique et la di-
mension sociale du développement, selon l’approche de Milberg et Win-
kler (2010) en matière de progression économique ou sociale (upgrading)3.
La question que nous nous posons est la suivante: l’implication des pays à
bas salaires dans les réseaux de production mondiaux induit-elle une amé-
lioration des salaires de leurs travailleurs, par comparaison avec les salaires
manufacturiers moyens? Nous nous concentrons sur le textile-habillement
pour deux grandes raisons. Premièrement les caractéristiques du segment
de l’habillement –forte intensité en main-d’œuvre non qualiée, exploita-
tion de techniques simples, opérations sur des marchés exposés à la concur-
rence– le mettent à la portée de nombreux pays en développement (Nordås,
2004; Brenton et Hoppe, 2007). Il a joué un rôle essentiel dans l’ouverture
de nombre de ces derniers au commerce international et leur a permis de -
nancer des activités productives complémentaires. Deuxièmement, le secteur
du textile et de l’habillement repose sur une fragmentation internationale de
la production et suscite des échanges croisés avec des pays plus développés
(Kimura et Ando, 2005).
Pour cet exercice d’évaluation de la relation entre développement écono-
mique, ouverture commerciale et amélioration des conditions de travail dans
les branches d’activité intégrées aux réseaux mondiaux de production, nous
nous référons aux travaux de Milberg et Winkler (2010), Bernhardt et Mil-
berg (2011) et Bernhardt (2013), qui font une distinction entre les notions de
progression économique et de progression sociale. Au niveau de la branche,
la progression économique se rapporte au processus par lequel les entreprises
passent d’activités à faible valeur ajoutée à des activités à plus forte valeur
ajoutée (Geref, 2005). La progression sociale se rapporte aux salaires et aux
conditions d’emploi et de travail. Nous tâcherons de montrer que ces deux
progressions ne vont pas nécessairement de pair. En rupture avec la théorie
traditionnelle du commerce international, nous observons que la spécialisation
des pays à bas salaires ne donne pas toujours des résultats positifs lorsqu’ils
font partie de réseaux mondiaux de production.
2 Voir, par exemple, Feenstra et Hanson (1996), Deardorff (1998 et 20 01), Jones et Kierz-
kowski (2001), Antràs et Helpman (2004) et Grossman et Helpman (2005).
3 Pour le présent article, nous avons choisi le terme de «progression», éventuellement celui
de «progrès», selon le contexte, pour traduire l’anglais upgrading qui, dans le domaine de la pro-
duction mondialisée, correspond à diverses notions: allant de la simple amélioration ou avancée
technique, économique ou sociale jusqu’à un progrès plus général, en passant par une montée en
gamme ou une ascension le long de la chaîne de valeur (ndlr).

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