Pour une science économique au service du droit au travail

Published date01 March 2019
Date01 March 2019
AuthorManuel C. BRANCO
DOIhttp://doi.org/10.1111/ilrf.12112
Revue internationale du Travail, vol. 158 (2019), no 1
Droits réservés © auteur(s), 2019.
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail, 2019.
* Faculté d’économie, Université d’Évora (Portugal); mbranco@uevora.pt.
Les articles paraissant dans la Revue internationale du Travail n’engagent que leurs auteurs,
et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.
Pour une science économique
au service du droit au travail
Manuel C. BRANCO*
Résumé. Pour l’auteur, l’importance toute relative accordée au droit au travail, un
principe pourtant consacré dès 1966 au niveau international, est le corollaire d’une
doxa économique qui fait du travail un coût, de l’emploi un objectif de second
rang, des individus des ressources, dénies par leurs spécicités productives, et des
droits des rigidités. Une économie fondée sur les droits de l’homme et protectrice
du droit au travail doit défendre ce principe plus largement que par la seule lutte
contre le chômage. Elle doit considérer le plein emploi comme une n en soi et
placer l’individu au centre.
«Les deux vices marquants du monde économique où nous vivons sont le
premier que le plein emploi n’y est pas assuré, le second que la réparti-
tion de la fortune et du revenu y est arbitraire et manque d’équité.» C’est sur
ces mots que s’ouvre le dernier chapitre de la Théorie générale de l’emploi,
de l’intérêt et de la monnaie de John Maynard Keynes (1936, p.366 de la tra-
duction française de 2005). Plus tard, John K. Galbraith a afrmé qu’il était
dans l’intérêt des individus comme de la collectivité qu’un emploi soit garanti
à tous ceux qui étaient aptes à travailler et désireux de le faire, considérant
que, si une société prospère pouvait fonctionner avec un taux de chômage in-
volontaire relativement élevé, une bonne société se devait de refuser de s’en
accommoder (Galbraith, 1996 (1958) et 1998). En 1987, lors de son allocution
devant l’assemblée annuelle de l’American Economic Association, Alan Blin-
der a fait observer que l’impossibilité de procurer un emploi productif à tous
ceux qui voulaient travailler et étaient capables de le faire était à son sens une
des principales faiblesses du capitalisme de marché et que la lutte contre le
chômage devait être un impératif politique, économique et moral (1988, p.1).
Maurice Allais, lauréat en 1988 du prix de la Banque de Suède en sciences
économiques en mémoire d’Alfred Nobel, est allé encore plus loin, afrmant
que les forts taux de chômage étaient une grave menace pour notre société
libérale et humaniste (1996, p.14).
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Ce ne sont là que quelques observations émanant de courants de pensée
très divers qui présentent le chômage comme une défaillance du système. En
fait, bien plus qu’une défaillance, le chômage pourrait bien être une atteinte
aux droits de l’homme. Selon John Dewey, «La principale revendication de
ceux qui réclament un ordre social plus juste […] est que chaque personne qui
est en mesure de travailler ait la garantie de pouvoir exercer son droit au tra-
vail» (Dewey et Ratner, 1939, pp.420-421). C’est en 1948 que le droit au travail
a été reconnu pour la première fois sur le plan international, à l’article23 de
la Déclaration universelle des droits de l’homme, avant d’être conrmé à l’ar-
ticle6 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et cultu-
rels, que l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté en décembre1966
et qui, en mars 2015, avait été ratié par 164pays.
Comment expliquer alors qu’on ne soit pas encore venu à bout du chô-
mage? Pourquoi a-t-on l’impression que la société actuelle renonce à garantir
à chacun la possibilité de subvenir à ses besoins par un travail librement choisi
comme c’était la norme dans la plupart des grandes économies du monde
dans les années 1960? Contrairement à ce à quoi on pourrait raisonnablement
s’attendre dans un monde où les droits de l’homme sont tacitement acceptés
comme relevant du droit coutumier international, le droit au travail ne semble
pas jouir de la même considération que d’autres droits sociaux et économiques.
Selon Minkler, une telle difculté à s’entendre sur la meilleure manière
de réaliser les droits économiques tient aux différences historiques et cultu-
relles existant entre les pays, qui les conduisent à se xer des priorités diver-
gentes (2007, pp.2-3). Mundlak mentionne à cet égard l’afrmation générale
selon laquelle les droits sociaux sont difciles à mettre en œuvre, alors que
le droit au travail est une notion trop vague pour être un principe directeur,
étant donné les incertitudes croissantes qui entourent la réglementation du
marché du travail (2007, p.210). Sarkin et Koenig postulent quant à eux que
la réglementation du droit au travail est mise à mal par les politiques d’austé-
rité budgétaire et la volonté de limiter l’ingérence des pouvoirs publics dans
le libre jeu des marchés (2011, p.7).
Dans le présent article, nous soutenons que la doxa économique ne fait
aucun cas du droit au travail en tant que droit de l’homme. Par conséquent, si
l’on veut que les droits de l’homme soient pris au sérieux, la première chose
à faire est de porter un regard critique sur le discours économique dominant
et sur la manière dont il est construit. Le regard que nous réserverons au
droit au travail sera moins acéré ou, en tout cas, moins insistant. Notre choix
pourrait sembler réducteur et partial, d’autant que les principes des droits de
l’homme se prêtent au débat aussi bien que les postulats économiques (voir,
par exemple, Collins, 2015). Cependant, nous ne prétendons pas nous livrer à
une discussion savante sur le droit au travail vu comme un droit de l’homme,
tâche qui dépasse largement nos compétences, mais essayons plutôt de déter-
miner les incidences théoriques, dans une perspective économique, de l’accep-
tation tacite des droits de l’homme, et du droit au travail en particulier, en tant
que droit international coutumier.

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