La polarisation des emplois en Europe dans une perspective sectorielle
DOI | http://doi.org/10.1111/ilrf.12075 |
Published date | 01 March 2018 |
Date | 01 March 2018 |
Revue internationale du Travail, vol. 157 (2018), no 1
Droits réservés © Auteur, 2018.
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail, 2018.
* Istituto Nazionale per l’Analisi delle Politiche Pubbliche (INAPP), Rome; v.cirillo@inapp.org.
Les articles paraissant dans la Revue internationale du Travail n’engagent que leurs auteurs,
et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.
La polarisation des emplois en Europe
dans une perspective sectorielle
Valeria CIRILLO*
Résumé. L’auteure s’intéresse à la polarisation des emplois en Europe, dans
une étude empirique portant sur cinq pays (Allemagne, Espagne, France, Italie
et Royaume-Uni) suivis de 1999 à 2011. Elle cherche à faire ressortir l’évolution
de la structure de l’emploi dans une perspective sectorielle, en considérant quatre
macrogroupes professionnels (établis en fonction du niveau de qualication et du
salaire) et en tenant compte du rapport à la technologie. Un indice de polarisation
est aussi utilisé. Plusieurs scénarios émergent, mais la polarisation domine dans les
services et dans certains pays et conduit à rejeter la thèse d’un progrès technique
biaisé en faveur des qualications.
Depuis une dizaine d’années, une tendance à la polarisation des emplois
vient affaiblir la thèse d’une montée en gamme régulière des compé-
tences en Europe. Les structures de l’emploi européen, même si elles ne sont
pas uniformes, tendent à converger en effet vers une telle polarisation sous
l’inuence du postfordisme, dans une évolution caractérisée par une accumu-
lation de capital et une sous-consommation dysfonctionnelles (Marx, 1981;
Vidal, 2013). Dans un contexte marqué par le déclin des prots, l’accroisse-
ment de la concurrence et la nanciarisation de l’économie, l’évolution des
relations de travail se traduit par une diminution des revenus et de la part du
travail. L’internationalisation de la production et l’essor du modèle actionna-
rial (Lazonick et O’Sullivan, 2000) contribuent par ailleurs à amoindrir la sé-
curité de l’emploi et à réduire l’inuence des syndicats, la détermination des
salaires dépendant désormais du marché (Vidal, 2013). Dans cette perspective,
la polarisation de l’emploi accompagne l’étape postfordiste de l’accumulation
de capital, avec une progression de l’emploi peu qualié et mal rémunéré mais
aussi de l’emploi très qualié et bien payé (Wright et Dwyer, 2003, pour les
États-Unis; Goos et Manning, 2007, pour le Royaume-Uni; Goos, Manning et
Salomons, 2011, pour le Royaume-Uni et l’Allemagne). De ce fait, les cher-
cheurs en sciences sociales redoublent d’intérêt pour l’organisation du travail
et la distribution des compétences.
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Pour Gallie (1991), il y aurait principalement trois modèles d’évolution
des compétences: montée en gamme, déqualication et polarisation. Dans le
premier cas, le progrès technique induit un développement des tâches et com-
pétence complexes. Dans le deuxième, on observe au contraire un abaissement
du niveau de compétences nécessaire à l’exécution des tâches (Crompton,
2010) et, si les professions non manuelles progressent, elles se transforment
et perdent en qualité, car la main-d’œuvre devient moins autonome et plus
substituable. Enn, en cas de polarisation de l’emploi, ces deux évolutions se
conjuguent, au prot de certains travailleurs et aux dépens de certains autres,
qui n’ont plus accès qu’à des modalités d’emploi peu qualiées et peu favo-
rables (Gallie, 1991, p. 320).
La polarisation des emplois connaît deux explications principales. La
première repose sur l’idée d’une dualité du marché du travail, soit la coexis-
tence entre un marché du travail primaire caractérisé par une main-d’œuvre
très qualiée, de grandes entreprises et des marchés de produits quasi mono-
polistiques, et un marché secondaire, où le travail devient moins qualié et
moins autonome, où les petites entreprises sont majoritaires et où les mar-
chés sont très concurrentiels (Edwards, 1979). La deuxième grande explication
met l’accent sur l’hétérogénéité des entreprises, qui ne demandent pas toutes
le même niveau de technologie et de qualication (Doeringer et Piore, 1971).
Dans un troisième courant d’analyse, la polarisation est mise en relation avec
l’évolution structurelle de l’économie, soit la perte d’importance de l’industrie
manufacturière – caractérisée par des emplois à plein temps et une forte syn-
dicalisation – au prot du secteur des services – où le temps partiel est plus
répandu et l’emploi de moins bonne qualité.
Le scénario de la polarisation – par opposition à la simple montée en
gamme des compétences ou la simple déqualication – a été attesté aux États-
Unis et en Europe. Au sein des pays européens, la situation peut varier: l’évolu-
tion de la structure des professions suit des parcours divers (Fernández-Macías,
2012), et le choix de la classication des groupes professionnels peut avoir une
inuence (Anderson, 2009). Parmi les sociologues, Kalleberg (2011) estime
qu’il y a une polarisation toujours plus nette entre une main-d’œuvre bien
formée et disposant de compétences valorisées sur le marché et une main-
d’œuvre peu dotée en capital humain (pp. 14-15). Kalleberg met l’accent éga-
lement sur la dualité sans précédent du marché du travail et sur la polarisation
des structures professionnelles, une évolution qui suppose une polarisation so-
ciale cette fois et de nouvelles exclusions (Jordan et Redley, 1994). Du point
de vue empirique, les économistes ont surtout cherché à documenter la polari-
sation, parvenant à établir sa réalité dans différents pays: Dustmann et Pereira
(2008) pour l’Allemagne; Machin (2011) pour le Royaume-Uni; Centeno et
Novo (2009) pour le Portugal; et Michaels, Natraj et Van Reenen (2010) pour
l’Europe (avec des données agrégées de l’EU KLEMS).
Si la polarisation (sous l’angle de l’emploi ou du salaire) est souvent éta-
blie dans les études empiriques, elle n’est pas toujours expliquée de la même
manière. Sont invoqués ainsi la «routinisation» des tâches (Acemoglu et Autor,
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