Normes, théorie des jeux et pratiques participatives: le poids réel des travailleurs dans les économies libérales

DOIhttp://doi.org/10.1111/ilrf.12065
Published date01 December 2017
AuthorNiall CULLINANE,Jimmy DONAGHEY,Eugene HICKLAND,Tony DUNDON,Tony DOBBINS
Date01 December 2017
Revue internationale du Travail, vol. 156 (2017), no 3-4
Droits réservés © auteur(s), 2017.
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail, 2017.
Normes, théorie des jeux
et pratiques participatives:
le poids réel des travailleurs
dans les économies libérales
Tony DOBBINS*, Tony DUNDON**, Niall CULLINANE***,
Eugene HICKLAND**** et Jimmy DONAGHEY*****
Résumé. Les auteurs analysent l’effet de la directive européenne relative à l’infor-
mation et à la consultation des travailleurs sur les pratiques participatives en entre-
prise au Royaume-Uni et en Irlande. Dans une analyse conceptuelle et empirique,
qui fait appel à la théorie des jeux, ils formulent trois hypothèses explicatives, qu’ils
cherchent à vérier avec des données qualitatives recueillies auprès de seize entre-
prises. La démonstration permet de comprendre pourquoi la coopération, gage de
gains mutuels, n’est pas la solution qui l’emporte dans les pays examinés, et elle
nous en dit un peu plus sur l’effet des normes sur la gestion participative dans les
économies de marché libérales.
Dans notre article, nous examinons l’effet de la gouvernance institution-
nelle multiniveaux (Jackson et Deeg, 2012) sur la participation effective
des salariés à la marche de leur entreprise
1
. Par gouvernance multiniveaux nous
entendons le jeu entre la politique de l’Union européenne, sa transposition
dans les législations nationales et les systèmes de relations professionnelles
mis en place en conséquence à l’échelon des entreprises. Notre analyse porte
* Bangor Business School, Université de Bangor; a.dobbins@bangor.ac.uk (auteur corres-
pondant). ** Alliance Manchester Business School, Université de Manchester; tony.dundon@
manchester.ac.uk. *** Queen’s University Management School, Université Queen’s de Belfast;
n.cullinane@qub.ac.uk. **** Dublin City University Business School, Université de la ville de
Dublin; eugene.hickland@dcu.ie. ***** Warwick Business School, Université de Warwick; jimmy.
donaghey@wbs.ac.uk. Les auteurs remercient l’Irish Research Council (IRC) et l’Economic and
Social Research Council (ESRC) pour la bourse de recherche conjointe (RES-062-23-1139) qui
leur a permis de nancer la présente étude.
Les articles paraissant dans la Revue internationale du Travail n’engagent que leurs auteurs,
et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.
1 Dans le présent document, nous rendons par «participation des salariés à la marche de
l’entreprise» ou par «pratiques participatives en entreprise» le terme anglais «employee voice», qui
désigne selon les auteurs la possibilité de s’exprimer et d’être entendu mais aussi plus largement le
droit d’être associé à la prise de décision au sein de l’entreprise (n.d.l.r.).
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plus spéciquement sur l’impact de la directive 2002/14/CE relative à l’infor-
mation et à la consultation des travailleurs sur les pratiques participatives dans
deux économies de marché libérales, le Royaume-Uni (Irlande du Nord plus
précisément) et l’Irlande2. Il est important en effet de vérier l’inuence de la
directive sur le pouvoir décisionnaire des employeurs et le droit des salariés à
la participation, un domaine de recherche jusqu’ici négligé, d’autant plus que
cette participation est un ingrédient crucial de ce que le BIT appelle «sécu-
rité de la représentation»3.
Dans notre analyse, théorique et empirique tout à la fois, et qui porte
sur les politiques aussi bien que sur la pratique, nous faisons appel au raison-
nement du dilemme du prisonnier, un élément de la théorie des jeux. Nous
avons considéré en effet que les quelques études sur la directive 2002/14/CE
rassemblaient certes beaucoup d’éléments empiriques sur la diffusion du texte
et la pratique émergente (Taylor et coll., 2009; Cullinane et coll., 2014; Hall
et coll., 2013 et 2015), mais pas sufsamment d’éléments théoriques permet-
tant d’expliquer pourquoi la réglementation européenne ne s’est pas traduite
par une participation effective des salariés à la marche des entreprises dans
les économies de marché de type libéral, alors que l’indicateur sur la sécurité
de la représentation du BIT (voir note 3) doit permettre de mesurer la capa-
cité de la réglementation d’assurer une telle participation et la mise en place
d’organes de représentation collective des travailleurs sur les lieux de travail.
Par notre étude, nous chercherons donc à compléter la recherche existante en
montrant pourquoi la directive et les textes visant à transposer les principes
qu’elle contient au Royaume-Uni et en Irlande n’ont pas assuré la sécurité de
la représentation escomptée ni débouché à l’échelon des entreprises sur une
coopération durable gage de gains mutuels.
Nous organisons la suite de notre article en six parties. Dans la première,
nous faisons la synthèse des études consacrées aux normes relatives à l’infor-
mation et à la consultation du personnel dans les économies de marché libé-
rales et présentons trois modèles théoriques visant à expliquer pourquoi le
manque d’ambition des textes européens a empêché l’émergence de solutions
mutuellement avantageuses sur les lieux de travail. Dans la deuxième, nous
détaillons notre méthode de recherche. Dans la troisième, nous présentons
nos données, recueillies auprès de seize entreprises, en les organisant en fonc-
tion de nos trois modèles explicatifs et en exploitant l’apport de la théorie des
jeux, plus précisément du dilemme du prisonnier, appliquée à l’économie du
2 La directive 2002/14/CE a été adoptée par le Parlement européen et le Conseil de l’Union
européenne en 2002 (voir Communautés européennes, 2002).
3
On trouvera un complément d’information sur cet indicateur (en anglais) à l’adresse http://
www.ilo.org/sesame/SESHELP.NoteRSI [consulté le 15 septembre 2017]. Pour des renseignements
en français, voir BIT, Votre voix au travail: Rapport global en vertu du suivi de la Déclaration de
l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail, Rapport I (B), Conférence interna-
tionale du Travail, 88e session, Genève, 2000; et Florence Bonnet, José B. Figueiredo et Guy Stan-
ding, «Une famille d’indicateurs du travail décent», Revue internationale du Travail, no 142 (200 3),
no 2, pp. 231 à 260.
Normes, théorie des jeux et pratiques participatives 437
travail (Leibenstein, 1982; Trif et Brady, 2013). Dans notre quatrième partie,
nous cherchons à valider nos trois hypothèses à partir des données ainsi pré-
sentées. La cinquième partie de notre article consiste en un bref exposé des
leçons à tirer de la directive 2002/14/CE sur le plan de la politique sociale. La
sixième et dernière partie contient nos conclusions.
Synthèse documentaire et hypothèses explicatives
Dans cette partie, nous faisons un tour d’horizon des études déjà consacrées
aux normes relatives à l’information et à la consultation du personnel, à la
théorie des jeux et aux solutions asymétriques et, enn, à l’importance des
notions d’incertitude et de risque pour la pérennisation des relations de co-
opération. Pour chacun de ces trois champs d’analyse, nous formulons une
hypothèse visant à expliquer sur le plan théorique pourquoi les normes n’ont
pas permis l’émergence de solutions mutuellement avantageuses à l’échelon
des entreprises (voir encadré 1). Il ne s’agira pas de tester ces hypothèses ex-
plicatives à la façon de ce qui se fait dans les sciences exactes, mais bien de
les utiliser pour organiser notre analyse.
Caractéristiques des normes relatives à l’information
et à la consultation des travailleurs
La directive 2002/14/CE a été introduite dans le but de promouvoir le dialogue
social et les relations de conance entre les partenaires sociaux (Commis-
sion européenne, 2013). Le texte a trois objectifs déclarés: établir des exi-
gences minimales en matière d’information et de consultation des travailleurs
en vue de leur transposition dans les législations des pays de l’Union euro-
péenne; renforcer l’efcacité des législations nationales sur l’information et
Encadré 1
Trois modèles explicatifs théoriques
Modèle 1: La directive 2002/14/CE vise à promouvoir le dialogue social et les rela-
tions de conance au sein de l’entreprise. Si cet objectif ne se vérie pas dans les faits,
que ce soit par le degré, le niveau ou la portée de la participation des travailleurs, c’est
en raison de la formulation peu contraignante du texte européen et de sa transposition
a minima dans les législations des économies de marché libérales.
Modèle 2: Dans une interprétation à la lumière de la théorie des jeux et du dilemme du
prisonnier, on peut déduire que la formulation peu contraignante de la directive 2002/14/CE
et la transposition a minima du texte dans les législations des économies de marché libé-
rales conduisent à une solution d’affrontement donnant lieu à des gains pour l’employeur
ou à une perte partagée plutôt qu’à une solution coopérative gage de gains mutuels.
Modèle 3: L’issue du dilemme du prisonnier ne pouvant être connue avec certi-
tude, les mécanismes participatifs mis en place dans les économies de marché libérales
seront souvent trop risqués pour perdurer et générer des gains appréciables pour les
employeurs comme pour les travailleurs.

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