Un modèle multidimensionnel pour appréhender les formes de travail inacceptables

AuthorDeirdre McCANN,Judy FUDGE
DOIhttp://doi.org/10.1111/ilrf.12054
Published date01 June 2017
Date01 June 2017
Revue internationale du Travail, vol. 156 (2017), no 2
Droits réservés © auteurs, 2017.
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail, 2017.
* Faculté de droit, Université de Durham; deirdre.mccann@durham.ac.uk. ** Faculté de
droit, Université du Kent; J.A.Fudge@kent.ac.uk. Les auteures remercient toutes celles et tous
ceux qui ont bien voulu leur faire part de leurs observations sur des versions précédentes du pré-
sent article, à savoir Manuela Tomei, Laura Addati, Anita Amorim, Beate Andrees, Simonetta Ca-
vazza, Richard Cholewinski, Colin Fenwick, Horacio Guido, Susan Hayter, Christian Hess, Richard
Howard, Coen Kompier, Christiane Kuptsch, Thetis Mangahas, Shengli Niu, Martin Oelz, Mustafa
Hakki Ozel et Natalia Popova. Elles remercient également deux évaluateurs anonymes de la Revue
internationale du Travail, ainsi que Susie Choi, qui leur a prêté une assistance précieuse dans leurs
travaux de recherche.
Les articles paraissant dans la Revue internationale du Travail n’engagent que leurs auteurs,
et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.
Un modèle multidimensionnel
pour appréhender les formes
de travail inacceptables
Deirdre McCANN* et Judy FUDGE**
Résumé. À l’approche de son centenaire, l’OIT a inclus la lutte contre les formes
de travail inacceptables parmi les «domaines de première importance» devant gui-
der son action. Cependant, pour les auteures, ces modalités particulières, leurs
causes, leurs dimensions et leurs manifestations appellent encore une analyse
exhaustive. Elles s’attaquent donc à ce projet, en commençant par exploiter les
apports des différents courants d’analyse sur le travail contemporain, puis en pro-
posant un modèle multidimensionnel novateur, que les acteurs sur le terrain de-
vraient pouvoir utiliser pour repérer et traiter les formes de travail inacceptables
à l’échelon national, quel que soit le niveau de revenu du pays.
L’
Organisation internationale du Travail (OIT) dénit les formes de travail
inacceptables comme les conditions qui «ne respectent pas les principes
et droits fondamentaux au travail, qui menacent la vie, la santé, la liberté, la
dignité humaine et la sécurité des travailleurs, ou qui maintiennent les ménages
dans des conditions de pauvreté extrême» (BIT, 2013a, paragraphe 49). Dans
le rapport qu’il a soumis en 2013 à la Conférence internationale du Travail, le
Directeur général du BIT mentionne la protection des travailleurs contre les
formes de travail inacceptables parmi les huit «domaines de première impor-
tance» auxquels l’Organisation doit accorder une attention prioritaire (BIT,
2013b). En 1998, la Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fonda-
mentaux au travail énumère un ensemble d’exigences fondamentales – droits
Revue internationale du Travail166
collectifs, égalité, lutte contre le travail forcé et lutte contre le travail des en-
fants – auxquelles il convient de satisfaire dans toute relation professionnelle.
Dix ans plus tard, l’Organisation souligne dans la Déclaration de l’OIT sur la
justice sociale pour une mondialisation équitable1 le caractère indivisible de ses
objectifs, renouvelant son plaidoyer en faveur de salaires adéquats, d’un travail
d’une durée raisonnable et de bonnes conditions de sécurité et de santé sur les
lieux de travail. Aujourd’hui, à la veille de son centenaire, l’OIT doit encore,
pour atteindre les objectifs énoncés dans ces deux textes, s’atteler à une tâche
complexe mais inéluctable, c’est-à-dire déterminer quelles sont précisément
ces formes de travail «inacceptables» et faire en sorte qu’elles disparaissent.
En effet, l’Organisation elle-même convient que ces modalités particu-
lières n’ont pas encore fait l’objet d’une analyse exhaustive et que l’on ne
connaît pas encore parfaitement les causes, les dimensions et les manifesta-
tions du phénomène dans des contextes économiques et juridiques différents
(BIT, 2014a, p.22). Elle a appelé en conséquence à un effort de recherche
donnant accès «à une meilleure compréhension des dimensions et descripteurs
des formes de travail inacceptables, an d’orienter son action et celle de ses
mandants» (BIT, 2015, p.1).
Dans ce contexte, nous présentons dans notre article les conclusions d’un
projet de recherche par lequel nous avons tenté de répondre à cet appel, et
ce en proposant un nouveau cadre pour l’appréhension des formes de travail
inacceptables (voir aussi Fudge et McCann, 2015). Nous postulons que, pour
analyser et traiter ce travail inacceptable, il faut d’abord prendre acte de la
complexité de toute action visant à améliorer la réalité du travail en ce début
de 
e
siècle. En effet, il ne fait pas de doute aujourd’hui que certains groupes
de travailleurs vivent des situations profondément éloignées du travail décent
dans différents pays du monde. Ces situations sont envisagées dans les dé-
bats nationaux et internationaux sous des angles divers, puisqu’on y déplore
aussi bien le «travail précaire» que l’«emploi informel» ou encore le «tra-
vail forcé». Ces différentes perspectives reètent une certaine confusion sur la
façon d’aborder ces formes de travail, de les organiser en catégories et de les
traiter. Elles n’en sont pas moins riches d’enseignements, permettant notam-
ment de conclure que le travail inacceptable est une réalité, qu’il tend à pro-
gresser dans de nombreux pays du monde en développement, mais aussi dans
les économies avancées, qu’il touche principalement des populations déjà fra-
gilisées socialement ou économiquement – les femmes, les jeunes, les membres
des minorités ethniques ou encore les migrants –, et que cette situation appelle
une riposte rapide, action qui contribuera aussi plus largement à améliorer la
situation économique et sociale dans son ensemble.
Dans notre article, nous proposerons un nouveau modèle qui doit per-
mettre de délimiter et de traiter les formes de travail inacceptables. Nous ne
prétendons pas fournir ce faisant un cadre universel applicable indistinctement
1 Déclaration adoptée par la Conférence internationale du Travail à sa 97e session, le
10 juin 2008.
Appréhender les formes de travail inacceptables 167
dans tous les contextes socio-économiques. Nous partons au contraire de l’idée
que ces modalités varient d’un pays à l’autre, mais aussi qu’il faut envisager
un large prisme de manifestations allant des formes de travail franchement
inacceptables – travail forcé par exemple – au travail décent véritable, soit au
«travail de qualité», en passant par certaines situations présentant certes des
éléments inacceptables mais que l’on peut améliorer. Dans la première partie
du présent article, nous reviendrons donc sur les divers courants de la littéra-
ture contemporaine consacrée au travail en cherchant à exploiter les apports
de chacun d’entre eux pour mieux comprendre ce qui rend certaines modalités
inacceptables. Nous nous intéresserons ainsi aux travaux sur le travail décent,
sur l’emploi «de qualité», sur le travail précaire, sur le travail vulnérable, sur le
travail informel et, enn, sur le travail forcé. Nous commenterons ensuite ces
six thématiques, en cherchant à retirer de chacune d’entre elles les éléments
utiles en vue de la formulation d’une dénition des formes de travail inaccep-
table qui soit à la fois rigoureuse sur le plan analytique et orientée vers l’action.
Dans une deuxième partie, nous présentons un nouveau modèle multidimen-
sionnel, qui doit pouvoir reéter toute la complexité de la réalité du travail
aujourd’hui et être utilisé comme un outil diagnostique par les acteurs sur le
terrain (gouvernements, partenaires sociaux, organisations de la société civile)
aux ns de l’action visant à repérer et traiter les formes de travail inacceptables
dans des économies à différents stades de développement.
La notion d’inacceptabilité
dans la réexion contemporaine sur le travail
La thèse que nous défendrons ici, c’est que, pour exploiter pleinement le poten-
tiel du concept de «formes de travail inacceptables», il est essentiel de consi-
dérer la façon dont les milieux de la recherche et les responsables de l’action
publique l’ont abordé de leur côté. Ceux qui cherchent à comprendre et traiter
ces formes inacceptables se placent dans la lignée de plusieurs traditions diffé-
rentes, fondées sur des concepts et des méthodes variables. Nous examinerons
l’ensemble de cette littérature pour parvenir à la conclusion que les modèles
existants, malgré leurs limites, doivent absolument être pris en compte pour
dénir comme il convient le concept de travail inacceptable.
Pour choisir les thématiques que nous souhaitions analyser, nous avons
utilisé trois critères: l’angle d’attaque devait contribuer à la mise en évidence
des formes de travail inacceptables; il devait être utilisé par les responsables
politiques et les principales institutions; et, enn, il devait revenir régulière-
ment dans les ouvrages juridiques ou sociologiques sur la question. Les deux
premières notions que nous avons retenues – travail décent et emploi de qua-
lité – reètent le débat international sur les aspects clés du développement, à
savoir la création d’emplois et la qualité du travail. De ce fait, elles fournissent
une image globale d’une réalité diamétralement opposée au travail inaccep-
table. Les autres notions que nous passerons en revue –travail précaire, travail

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