L'effet des obstacles aux échanges sur l'emploi généré par les chaînes d'approvisionnement mondiales

AuthorStefan KÜHN,Christian VIEGELAHN
DOIhttp://doi.org/10.1111/ilrf.12114
Date01 March 2019
Published date01 March 2019
Revue internationale du Travail, vol. 158 (2019), no 1
Droits réservés © Organisation internationale du Travail, 2019.
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail, 2019.
* Département de la recherche, Bureau international du Travail (BIT); kuehn@ilo.org et
viegelahn@ilo.org. Les auteurs remercient leurs collègues du BIT de leurs remarques bienve-
nues, notamment Uma Rani et David Cheong, et ils saluent également l’apport des participants à
l’atelier sur l’effet des réformes du commerce des services sur l’emploi organisé par le Council on
Economic Policies (CEP) à Genève en novembre 2015. Leurs remerciements vont aussi aux trois
évaluateurs anonymes qui se sont penchés sur cette étude avant sa parution dans la Revue interna-
tionale du Travail et dans la série des Documents de recherche de l’OIT, où elle a été diffusée dans
une version préliminaire en mars 2017. Ils remercient enn Takaaki Kizu de son précieux concours.
Les articles paraissant dans la Revue internationale du Travail n’engagent que leurs auteurs,
et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.
L’effet des obstacles aux échanges
sur l’emploi généré par les chaînes
d’approvisionnement mondiales
Stefan KÜHN* et Christian VIEGELAHN*
Résumé. Les auteurs étudient l’effet des obstacles aux échanges internationaux
de biens et de services sur les marchés du travail des pays producteurs en partant
des estimations du BIT sur l’emploi imputable aux chaînes d’approvisionnement
mondiales. L’analyse empirique conrme largement les prédictions d’un modèle
théorique calibré avec des données de la base WIOD (2000 et 2 011). Les obstacles
au commerce de produits manufacturés ou de services ont un effet transfrontalier,
intrasectoriel et intersectoriel, sur l’emploi, qui reète l’interdépendance croissante
entre pays et secteurs. L’effet intersectoriel s’afrme avec le temps. Les politiques
commerciales semblent donc pouvoir avoir des effets externes importants sur les
marchés du travail étrangers.
L
e morcellement géographique de la production crée une interdépendance
croissante entre des acteurs économiques relevant de branches d’acti-
vité et de pays distincts mais unis au sein de chaînes d’approvisionnement
mondiales. Dans un tel contexte, les politiques commerciales ont un effet non
seulement sur les entreprises du secteur qu’elles cherchent à protéger de la
concurrence des importations mais aussi sur celles qui sont directement sou-
mises à ces droits et restrictions à l’étranger, sur leurs fournisseurs et sur les
fournisseurs de ces fournisseurs, tout au long de la chaîne de production. Cer-
taines études sur les échanges utilisent des modèles d’équilibre général cal-
culable (modèles EGC) pour rendre compte de ces effets transfrontaliers et
intersectoriels, en s’appuyant sur des tableaux entrées-sorties internationaux.
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En effet, ces outils permettent de connaître, secteur par secteur et pays par
pays, toutes les consommations intermédiaires qui contribuent à la production
d’autres secteurs et d’autres pays. Grâce aux modèles EGC, on peut donc éva-
luer les conséquences potentielles, sur tous les secteurs et pays pris en compte
dans le modèle, des politiques commerciales adoptées par un pays pour réguler
les ux commerciaux en provenance d’un secteur particulier. Cependant, les es-
timations issues de modèles EGC sont très sensibles aux hypothèses qui sous-
tendent la modélisation1 et au choix des paramètres (Valenzuela, Anderson et
Hertel, 2008), en particulier lorsque l’analyse porte sur l’effet d’obstacles non
tarifaires (Fugazza et Maur, 2008). L’effet véritable d’une politique commer-
ciale ne peut être mis en lumière que par une analyse empirique a posteriori.
Dans les études empiriques récentes sur les échanges, les auteurs ana-
lysent l’effet de la politique commerciale essentiellement à partir de données
recueillies auprès des entreprises, cherchant à vérier, à ce niveau, les prédic-
tions de la «nouvelle» nouvelle théorie du commerce issue des travaux nova-
teurs de Melitz (2003). Dans ces travaux, les auteurs recherchent plutôt l’effet
des droits à l’importation sur les entreprises nationales, et avant tout dans la
branche d’activité protégée de la concurrence des importations. Cependant, on
recense depuis quelques années un nombre croissant d’analyses cherchant à
établir les retombées des droits de douane sur les entreprises d’aval, celles qui
importent des consommations intermédiaires soumises à de tels droits, mais
toujours sur le territoire national
2
. Les études portant plutôt sur l’effet externe
des politiques commerciales, à savoir les répercussions qu’elles ont sur des en-
treprises situées dans d’autres pays, restent rares. Il faut citer à cet égard celle
de Vandenbussche et Zarnic (2008), qui examinent l’inuence des mesures de
sauvegarde appliquées par les États-Unis sur les importations d’acier depuis
l’Europe et font apparaître un effet négatif non négligeable sur les marges
des producteurs européens. De son côté, Rovegno (2013) étudie les retom-
bées des droits antidumping pesant sur les exportations en provenance de la
République de Corée dans certains pays, mettant en évidence un effet posi-
tif sur les valeurs unitaires des exportations visées par ces taxes, ce qui tend
à montrer que leur coût n’est pas amorti par les exportateurs étrangers mais
reporté sur les consommateurs3. Cependant, aucune de ces études sur l’effet,
national ou externe, des politiques commerciales ne tient compte d’éventuelles
1 Ainsi, certaines études faisant appel aux modèles EGC reposent sur une hypothèse de
plein emploi. L’analyse se limite alors à la variation des prix relatifs et de la part des secteurs d’acti-
vité dans l’emploi, le volume d’emploi total restant inchangé. Cette méthode est très répandue, car,
dans la perspective néoclassique, le chômage est un dysfonctionnement du marché qui peut être
corrigé. Pour assouplir l’hypothèse de plein emploi, il faudrait poser une autre règle de fermeture,
qui pourrait être une hypothèse tout aussi forte.
2 On se reportera notamment à Amiti et Konings (2007), Kasahara et Rodrigue (2008),
Halpern, Koren et Szeidl (2015), Goldberg et coll. (2010) et Vandenbussche et Viegelahn (2016).
3 Brambilla, Porto et Tarozzi (2012) utilisent des données issues d’enquêtes sur la popula-
tion active pour examiner l’effet dans un pays donné des politiques commerciales adoptées dans un
autre. Ils montrent que les taxes prélevées par les États-Unis sur les importations de poissons-chats
en provenance du Viet Nam ont une incidence négative sur les gains des pisciculteurs vietnamiens.
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retombées sur les fournisseurs des entreprises directement concernées en
amont. Si ces études au niveau des entreprises font défaut, c’est parce que les
données manquent. En effet, dans la plupart des cas, les séries de données au
niveau des entreprises ne donnent pas d’informations sur les relations clients-
fournisseurs entre les entreprises elles-mêmes.
Dans notre étude, nous nous proposons d’évaluer l’effet des politiques
commerciales adoptées par un pays sur le nombre d’emplois dans un autre
pays. Pour cerner cet effet externe, nous tenons compte des répercussions tout
au long de la chaîne d’approvisionnement et comptabilisons les emplois engen-
drés directement ou indirectement par les courants d’échange soumis à la po-
litique commerciale considérée4. Dans la littérature reposant sur des modèles
EGC, les interactions au sein des chaînes d’approvisionnement sont certes
prises en compte, mais, le plus souvent, les résultats portent uniquement sur
l’effet des politiques commerciales tel qu’il ressort de simulations a priori, et
non pas sur la base d’une analyse empirique a posteriori. On trouve de tels
examens a posteriori dans la littérature empirique sur les échanges, mais ceux-
ci ne tiennent pas compte en général des relations entre branches d’activité
et entre pays aux différents points de la chaîne d’approvisionnement. Notre
article, qui introduit cet aspect dans l’analyse empirique, complétera donc la
littérature existante à cet égard.
Les emplois que nous cherchons à quantier dans notre étude corres-
pondent à ceux que le BIT inclut dans ses estimations sur l’emploi généré par
les chaînes d’approvisionnement mondiales (BIT, 2015; Kizu, Kühn et Vie-
gelahn, à paraître). Ces estimations au niveau macroéconomique donnent le
nombre d’emplois engendrés dans un pays donné par les exportations mon-
diales vers un pays de destination particulier. Dans notre analyse empirique,
nous contournons ainsi le problème posé par l’absence de données recueil-
lies au niveau de l’entreprise. Comme avec les modèles EGC, les estimations
du BIT reposent sur des informations provenant de tableaux entrées-sorties
internationaux. Cependant, dans ce cas, leur utilisation dans une analyse em-
pirique a posteriori, impossible avec les modèles EGC, devient envisageable.
Nous effectuons notre analyse à un niveau bilatéral, en appariant un pays «de
localisation de l’emploi» (celui dans lequel l’emploi est comptabilisé) et un
pays «de destination» (celui qui reçoit les exportations dont les emplois dé-
pendent). Les obstacles aux échanges que nous prenons en compte sont ceux
qui ont été mis en place par le pays de destination.
Notre étude doit permettre de mieux comprendre les conséquences po-
tentielles des échanges et des politiques commerciales sur les créations et les
destructions d’emplois dans les pays, dans un contexte marqué par l’éclatement
de la production à l’échelon mondial. Nous y examinons les emplois dans le
4
Par exemple, des taxes sur les exportations de téléphones mobiles auront des conséquences
non seulement pour les entreprises qui exportent ces appareils au sein du secteur manufacturier, mais
aussi pour celles qui fournissent les consommations intermédiaires nécessaires à leur fabrication et
peuvent relever du secteur des services. Par conséquent, l’effet sur l’emploi des droits pesant sur la
production manufacturière peut ne pas se limiter à ce secteur d’activité mais se diffuser aux services.

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