L'économie des plateformes sous l'angle de la géographie ouvrière: comprendre les stratégies d'organisation collective dans le contexte du travail intermédié par les plateformes numériques

Published date01 March 2020
DOIhttp://doi.org/10.1111/ilrf.12147
AuthorHannah JOHNSTON
Date01 March 2020
*Département de géographie et d’aménagement du territoire, Université Queen’s, Ontario,
courriel: 8hesj@queensu.ca. Cet article a été rédigé par l’auteure alors qu’elle travaillait pour le
Département de la recherche du BIT en tant que responsable technique. L’auteure tient à remer-
cier Uma Rani, Chris Land-Kazlauskas, John Holmes et trois évaluateurs anonymes pour leurs re-
marques et suggestions sur une version antérieure du texte.
Les articles paraissant dans la Revue internationale du Travail n’engagent que leurs auteurs,
et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.
Revue internationale du Travail, vol. 159 (2020), no 1
Droits réservés © auteur(s), 2020.
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail, 2020.
L’économie des plateformes sous l’angle
de la géographie ouvrière: comprendre
les stratégies d’organisation collective
dans le contexte du travail intermédié
par les plateformes numériques
Hannah JOHNSTON*
Résumé. L’auteure analyse sous un angle géographique la lutte collective des tra-
vailleurs de plateforme. Distinguant deux formes de travail de plateforme (l’ore
de services locaux et le microtravail), elle examine leurs caractéristiques spatiales
respectives et les stratégies d’organisation collective spéciques à chacune. À partir
de trois démarches de dialogue social (comités d’entreprise, négociation collective
et accords multientreprises), elle cherche à comprendre pourquoi chaque catégo-
rie de travailleurs de plateforme choisit telle stratégie plutôt que telle autre. Elle
analyse les cadres réglementaires dans lesquels s’inscrivent les luttes collectives
de ces travailleurs et les chances de voir cette mobilisation améliorer leurs condi-
tions de travail.
Mots-c lés: géographie ouvrière, économie des pl ateformes, négociat ion collec-
tive, dia logue social, ave nir du travail.
L’émergence des plateformes numériques a une dimension géographique dont les
travailleurs qui s’engagent dans une démarche d’organisation collective doivent
tenir compte. Si bon nombre des tâches réalisées au quotidien par l’intermédiaire
de ces plateformes ne sont pas nouvelles, des formes inédites d’organisation du
travail apparaissent. Ces nouveaux modèles d’emploi sont souvent synonymes de
forte précarité, de fragmentation des lieux de travail, de numérisation et de travail
indépendant, autant de phénomènes qui ont agi comme des catalyseurs, incitant
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les travailleurs à se mobiliser ensemble pour agir sur la manière dont leur travail
est organisé et sur les conditions dans lesquelles ils l’exercent.
L’économie des plateformes se révèle être le dernier chapitre en date d’une
histoire du mouvement du travail placée depuis toujours sous le signe du renou-
vellement, diérents modèles d’organisation collective s’étant succédé et ayant
évolué en fonction des modications de l’organisation du travail. À chacune de
ces étapes, quelle qu’ait été sa forme (syndicats, centres de travailleurs, guildes,
entre autres), l’expression de la solidarité des travailleurs a eu une géographie
particulière. Ainsi, durant la révolution industrielle, l’innovation technologique
a entraîné une mutation des lieux de travail marquée par la centralisation de la
production et par une déqualication de la main-d’œuvre sous l’eet des chaînes
de montage et de l’automatisation. Les travailleurs ont réagi en faisant évoluer
l’architecture et la nature de leur organisation collective. Les syndicats de métier,
qui étaient jusqu’alors dominants et regroupaient des professionnels hautement
qualiés exerçant le même métier, perdirent du terrain au prot de syndicats
de branche regroupant des travailleurs qui avaient le même employeur mais
n’exerçaient pas le même métier (Visser, 2012). Plus tard, en Amérique du Nord
et en Europe par exemple, les négociations collectives furent décentralisées au
niveau de l’entreprise (au lieu de rester centralisées au niveau national ou sec-
toriel) en réponse aux besoins des employeurs, qui entendaient exibiliser et
internationaliser la production (Eaton et Kriesky, 1998; Hendricks et Kahn, 1982).
Les syndicats de branche réagirent en mettant au point des stratégies telles que
les négociations pilotes pour pouvoir exercer plus ecacement leur pouvoir au
sein de systèmes de production éclatés mais étroitement imbriqués (Eaton et
Kriesky, 1998; Holmes, 2004).
De même, la croissance du secteur des services dans les années1980 et1990
s’est accompagnée de multiples innovations syndicales (Wial, 1993). La modi-
cation de la démographie de la main-d’œuvre et la fragmentation croissante des
lieux de travail ont fait émerger des concepts tels que le syndicalisme local (ou
community unionism), qui a réuni les travailleurs sur la base d’une identité com-
mune ou d’un lieu de résidence commun (Black, 2005). Il est même arrivé que
les syndicats élargissent leur champ d’action au-delà de leurs propres membres
et tentent d’obtenir au bénéce de la population locale un engagement des em-
ployeurs à recruter localement, à orir des formations ou à prendre d’autres ini-
tiatives de même nature (Tufts, 2016). Ces modes d’expression présentaient tous
des caractéristiques spatiales diérentes, mais les organisations de travailleurs
restaient unanimement convaincues que, si les salaires et les conditions de tra-
vail n’étaient pas soumis au jeu de la concurrence, les travailleurs seraient plus
à même de modeler le paysage économique en fonction de leurs intérêts (plu-
tôt que de ceux du capital). Cet objectif reste d’actualité à l’ère des plateformes
numériques.
Bien que le contenu des tâches exécutées sur les plateformes de travail nu-
mériques et par leur intermédiaire soit très hétérogène, il est possible de dégager
deux modalités d’organisation spatiale du travail intermédié par les plateformes:
le microtravail ou crowdwork et le travail à la demande reposant sur une ap-
plication numérique et exercé localement, sur un territoire précis (De Stefano,

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