Emploi des jeunes et inégalité des chances: en quoi le monde arabe est‐il différent?

AuthorRalitza DIMOVA,Karim STEPHAN
Published date01 June 2020
Date01 June 2020
DOIhttp://doi.org/10.1111/ilrf.12157
Droits réservés © auteur(s), 2020.
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail, 2020.
*Université de Manchester; ralitza.dimova@manchester.ac.uk (auteur référent). **Institut
de recherche en politique économique, Le Cap; karim.stephan@gmail.com.
Les articles paraissant dans la Revue internationale du Travail n’engagent que leurs auteurs,
et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.
Revue internationale du Travail, vol. 159 (2020), no 2
Emploi des jeunes et inégalité
des chances: en quoi le monde
arabe est-il différent?
Ralitza DIMOVA* et Karim STEPHAN**
Résumé. Le marché du travail du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord se carac-
térise par un chômage des jeunes généralisé et par un nombre disproportionné de
chômeurs parmi les nouveaux diplômés. À partir des enquêtes du BIT sur le pas-
sage de l’école à la vie active menées en Égypte, Jordanie et Tunisie, les auteurs re-
gardent si cela tient à l’inégalité des chances ou à des caractéristiques structurelles
induisant des discordances entre offre et demande de travail. Les principales expli-
cations seraient le faible nombre d’emplois qualifiés disponibles et le peu de valeur
accordée aux qualifications acquises dans le système de formation professionnelle.
Mots-clés: chômage des jeunes, passa ge de l’école à la vie active, i nadéquation
des com pétences, inégal ité des cha nces face à l’emploi, rég ion Moyen-Or ient et
Afriqu e du Nord.
1. Introduction
La région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord (MENA) est marquée par une
crise durable et générale de l’emploi, notamment des jeunes. Crise qui a pré-
cédé, avant d’en être un déclencheur, le Printemps arabe et l’exode migratoire
de masse qui a suivi (Banque mondiale, 2014a). Le niveau élevé du chômage et
de l’inactivité des jeunes dans cette région correspond à la tendance mondiale
de désindustrialisation prématurée qui a mis les pays à revenu moyen et faible
dans l’incapacité de créer susamment d’emplois pour les nouveaux entrants
sur le marché du travail (Rodrick, 2016). La grande majorité des marchés du tra-
vail de cette région se caractérise par la domination du secteur des services dont
l’histoire économique montre qu’il présente un moindre potentiel d’absorption
de la main-d’œuvre qu’un secteur manufacturier en expansion. La spécicité de
la région tient non seulement à l’ampleur du phénomène –le taux de chômage
étant, dans la plupart des pays, deux fois plus élevé que la moyenne mondiale
(BIT, 2015) –, mais aussi au nombre disproportionné de chômeurs parmi les
jeunes gens instruits (Barsoum, Ramadan et Mostafa, 2014; ONEQ, 2014).
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Selon certains, la stagnation de l’économie, donc du marché du travail, que
connaît actuellement la région est liée à la désagrégation du modèle arabe de
développement qui a eu cours depuis l’indépendance, dans les années 1960,
jusqu’au milieu des années 1980. Ce modèle, caractérisé par un secteur public
démesuré et des politiques de redistribution généreuses, a été rendu possible
par des décennies de prix du pétrole élevé. Selon Assaad (2014), sa désagréga-
tion s’est traduite par une pénurie d’emplois amenant les actifs à faire la queue
pour obtenir du travail dans un secteur public en déclin.
Toutefois, on ne s’accorde guère sur la nature exacte de cette stagnation
du marché du travail, pas plus que sur ses causes ou que sur les catégories de
personnes les plus aectées par le manque d’emplois. L’inégalité des chances
est souvent mentionnée comme l’une des explications des dysfonctionnements
du marché du travail. S’agissant de la région MENA, Salehi-Isfahani, Hassine et
Assaad (2014) avancent que, dans pas moins de 16 pays, le niveau d’instruction
atteint dépend de façon signicative des antécédents familiaux et des caracté-
ristiques de la communauté d’appartenance. Lorsque le marché du travail va-
lorise les emplois les plus qualiés, les jeunes gens issus de milieux privilégiés
réussissent mieux leur passage à la vie active. Toutefois, le déclin du secteur pu-
blic, qui servait de havre aux diplômés de l’université arrivant sur le marché du
travail, fait que l’on observe désormais un fort taux de chômage chez ces diplô-
més. La Banque mondiale (2014a) souligne un autre élément de l’inégalité des
chances sur les marchés du travail de la région: le «réseau», les «liens sociaux»
qui ont leur importance dans l’obtention d’un emploi. En eet, indépendamment
du fait que l’instruction soit réservée à quelques privilégiés, si le milieu familial
et les liens sociaux jouent un rôle important dans l’obtention d’un emploi, rares
seront les personnes qui trouveront un emploi correspondant à leurs souhaits
et à leur niveau d’instruction.
Parallèlement, le taux de chômage alarmant que l’on observe parmi les di-
plômés de l’université pourrait être le symptôme d’un problème structurel en-
core plus profond. Certains attribuent ce phénomène à la qualité médiocre de
l’instruction conférée par un système modelé selon les besoins du secteur pu-
blic de la période qui a suivi l’indépendance (Assaad, 2014; Brown et coll., 2014).
Ce raisonnement est en phase avec le degré élevé d’inadéquation des quali-
cations que l’on observe (Barsoum, Ramadan et Mostafa, 2014). Autrement dit,
nous avons deux possibilités: 1)le niveau d’instruction ne correspond pas aux
qualications requises sur le marché du travail à cause d’un système éducatif
défaillant (qui, par exemple, mettra l’accent sur les compétences académiques
plutôt que sur les compétences non techniques transférables); 2)l’ore de diplô-
més surpasse signicativement la demande. Même en Jordanie, qui gure parmi
les pays de la région ayant les meilleurs résultats, il apparaît que la croissance
de l’emploi se concentre dans les activités peu qualiées et peu rémunérées,
comme la construction ou l’habillement (Brown et coll., 2014). Des emplois sont
oerts dans ces activités à faibles qualications, mais les jeunes gens instruits
répugnent à les occuper, préférant plutôt rester au chômage.
L’objet du présent article est d’explorer toute une série de facteurs inter-
dépendants – d’ordre structurel ou relatifs à l’inégalité des chances – touchant
le marché du travail des jeunes dans le monde arabe. Nous avons adopté une

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