Droit formel ou droit effectif? Pourquoi et comment mesurer l'intensité des dispositifs mis en place pour assurer l'application de la législation

DOIhttp://doi.org/10.1111/ilrf.12094
Published date01 September 2018
AuthorRavi KANBUR,Lucas RONCONI
Date01 September 2018
Revue internationale du Travail, vol. 157 (2018), no 3
Droits réservés © auteur(s), 2018.
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail, 2018.
Droit formel ou droit effectif?
Pourquoi et comment mesurer l’intensité
des dispositifs mis en place pour assurer
l’application de la législation
Ravi KANBUR* et Lucas RONCONI**
Résumé. L’écart entre le droit et sa réalisation est bien analysé sur le plan théo-
rique. Dans les travaux empiriques, faute de données appropriées, on continue
pourtant de se fonder sur les règles formelles pour évaluer l’effet du droit du tra-
vail et dénoncer son caractère préjudiciable le cas échéant. Dans ce contexte, les
auteurs proposent d’utiliser, en complément, des mesures de l’intensité des dispo-
sitifs de contrôle et de sanction. Ces mesures, disponibles pour tous les pays qua-
siment, font apparaître une corrélation négative entre rigueur du droit et intensité
du dispositif répressif, et un nouvel indicateur du droit effectif permet d’inrmer
les conclusions des études précédentes.
Les économistes et les chercheurs en sciences sociales se sont beaucoup
intéressés aux origines et à l’effet des normes applicables au travail. Sur
le plan théorique, il a été dit qu’il fallait mettre l’accent sur le droit «effec-
tif» en la matière, c’est-à-dire sur l’encadrement véritable des questions rela-
tives au travail, qui dépend certes des règles formelles mais aussi du dispositif
«de contrôle et de sanction» (enforcement) mis en place par l’État pour as-
surer qu’elles sont bien respectées1. Des études portant sur des pays donnés
* Ravi Kanbur, Université Cornell; sk145@cornell.edu. ** Lucas Ronconi, Centre pour la
recherche et l’action sociale (Centro de Investigación y Acción Social – CIAS) et Conseil national
pour la recherche scientique et technique (Consejo Nacional de Investigaciones Cientícas y Téc-
nicas – CONICET); ronconilucas@gmail.com. Les auteurs remercient Samuel Berlinsky, Carlos
Scartascini et les participants aux séminaires organisés par le CIAS, l’Université Cornell, la Banque
interaméricaine de développement (BID) et l’Université San Andrés de leurs remarques fort utiles.
Ils remercient aussi Paulo Barbieri de son précieux concours.
Les articles paraissant dans la Revue internationale du Travail n’engagent que leurs auteurs,
et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.
1 Parmi les études consacrées à l’inuence des dispositifs de mise en application, il faut
citer Almeida et Carneiro (2012), Ashenfelter et Smith (1979), Bhorat, Kanbur et Mayet (2012),
Ham (2015), Kanbur, Ronconi et Wedenoja (2013), Pires (2008), Ronconi (2010) et Viollaz (2018).
Parmi celles qui portent sur les déterminants de ces systèmes, on se reportera à Almeida et Ronconi
(2016), Amengual (2010), Holland (2016), Murillo, Ronconi et Schrank (2011), Piore et Schrank
(2008) et Ronconi (2012).
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montrent en effet que la législation du travail reste très souvent inappliquée,
en particulier dans les économies en développement. Pourtant, les auteurs
d’études comparatives sur la question continuent de se fonder exclusivement
sur des mesures de la rigueur du droit purement «formel» dans les différents
pays. C’est le cas, notamment, de Botero et ses collaborateurs (2004), dans une
étude qui a beaucoup marqué les esprits, et sur laquelle on s’est fondé pour
dénoncer le caractère néfaste de la réglementation du travail2, mais aussi de
celle de La Porta, López-de-Silanes et Shleifer (2008), qui utilisent la théorie
dite des origines juridiques (legal origins theory) pour expliquer les différents
visages du droit du travail d’un pays à l’autre.
Les auteurs de ces études économétriques, qui reconnaissent certes l’im-
portance des dispositifs de contrôle et de sanction, afrment qu’ils en sont ré-
duits à ne considérer que la lettre du droit faute de pouvoir mesurer cet aspect.
Il faut pourtant se demander, comme l’a fait Ronconi (2015), si l’on peut faire
apparaître véritablement l’origine et l’effet du droit du travail quand l’on se
contente de considérer les règles formelles, sans envisager que son application
peut être plus lacunaire dans ces lieux mêmes où il est plus rigoureux. Car la
question se pose bel est bien, face aux très nombreuses atteintes au droit du
travail observées ici et là, notamment dans les pays en développement, qui
afchent pourtant souvent des législations particulièrement strictes. Peut-on
croire en effet que l’État encadre davantage le marché du travail en Répu-
blique bolivarienne du Venezuela ou en Angola – pays à la législation relati-
vement protectrice, mais où les systèmes de contrôle et de sanction sont moins
efcaces et où la loi est très mal appliquée –, qu’au Canada ou en Nouvelle-
Zélande, où on observerait plutôt la situation inverse? Les études empiriques
actuelles sur des groupes de pays valident pourtant ce genre d’hypothèses im-
probables, et ce faute de données permettant d’évaluer l’intensité du dispositif
de contrôle et de sanction.
C’est à ce manque de données que nous tentons de remédier dans notre
étude. Nous proposons en effet toute une série d’indicateurs rendant compte
des différents aspects du dispositif mis en place par l’État pour assurer l’appli-
cation de la législation du travail. Ces indicateurs, inédits à notre connaissance,
sont disponibles pour tous les pays quasiment. Ils comprennent des mesures
du régime de sanctions, de l’activité de l’inspection du travail et du fonction-
nement de l’appareil judiciaire. Ce sera là le premier apport de notre étude.
Le deuxième vient de ce que nous montrons qu’il pourrait y avoir une corré-
lation négative entre la rigueur de la législation du travail sur le papier et l’in-
tensité du dispositif de mise en application. Mais notre étude intéressera aussi
pour une troisième raison, peut-être plus importante encore. Nous montrerons
en effet que, lorsqu’on reprend les méthodes de Botero et ses collaborateurs
(2004) et de La Porta, López-de-Silanes et Shleifer (2008) mais en utilisant une
mesure du droit effectif telle que nous la dénirons plutôt qu’un indice de la
rigueur du droit formel, les résultats changent du tout au tout. Pour plusieurs
2 Voir également Galli et Kucera (2004), et Heckman et Pagés (2004).

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