Disparités salariales au Pérou: les raisons de la pénalisation particulière des femmes autochtones

AuthorPablo SUÁREZ ROBLES,Alexandre KOLEV
DOIhttp://doi.org/10.1111/j.1564-9121.2015.00264.x
Date01 December 2015
Published date01 December 2015
Revue internationale du Travail, vol. 154 (2015), no 4
Copyright © Auteur(s) 2015
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail 2015
* ERUDITE (Equipe de recherche sur l’utilisation des données individuelles en lien avec
la théorie économique), Faculté de sciences économiques et de gestion de l’Université Paris-Est
Créteil Val de Marne, et Centre international de formation de l’Organisation internationale du
Travail (CIF-OIT), Turin, Italie, courriels: kolev@u-pec.fr et pablo.suarezrobles@gmail.com (au-
teur correspondant).
Les articles paraissant dans la RIT, de même que les désignations territoriales utilisées,
n’engagent que les auteurs, et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions
qui y sont exprimées.
Disparités salariales au Pérou:
les raisons de la pénalisation particulière
des femmes autochtones
Alexandre KOLEV* et Pablo SUÁREZ ROBLES*
Résumé. En Amérique latine, les inégalités entre groupes ethniques au travail in-
quiètent. A partir de données de l’Enquête nationale auprès des ménages, les au-
teurs analysent les disparités salariales entre groupes ethniques au Pérou, par sexe,
sur la période 200 5-2011. Ils concluent que l’écart salarial lié à l’origine ethnique
est plus important que l’écart lié au sexe et que les femmes autochtones sont double-
ment pénalisées. Ils distinguent la part inexpliquée de l’écart salarial entre groupes
ethniques (estimation haute de la discrimination) et sa part expliquée (décomposée
entre effets des caractéristiques individuelles, du type d’emploi et du lieu de rési-
dence). Ils préconisent en conséquence une action ciblée.
Les disparités dans l’emploi, le salaire et l’évolution de carrière selon l’ori-
gine ethnique sont un sujet de préoccupation majeur en Amérique la-
tine, l’une des régions les plus inégalitaires du monde. Au Pérou, les inégali-
tés considérables entre groupes ethniques sur le marché du travail font partie
des priorités nationales depuis plusieurs décennies. Le pays a ratié la conven-
tion (no169) de l’OIT relative aux peuples indigènes et tribaux, 1989, et il a
pris depuis 2001 des mesures destinées à assurer la participation des popula-
tions autochtones aux élections locales, leur présence au sein des institutions
publiques et de l’administration centrale, ainsi que leur prise en charge dans
le cadre de certains programmes de lutte contre la pauvreté et l’exclusion.
Le Pérou a aussi pris des dispositions législatives réprimant la discrimina-
tion aux niveaux local et national (Sulmont Haak, 2010). Cependant, malgré
ces initiatives, les populations autochtones –et les femmes en leur sein tout
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particulièrement– gurent toujours parmi les groupes les plus vulnérables sur
le marché du travail, surtout pour ce qui est des salaires.
Du point de vue de l’action publique, il est important de déterminer
dans quelle mesure les écarts de rémunération entre groupes ethniques sont
imputables à des différences dans les caractéristiques observables (capital hu-
main et caractéristiques de l’emploi) ou bien à la discrimination. L’existence
d’une discrimination en matière de rémunération peut être établie à partir
d’une analyse par décomposition des données salariales. Plus précisément, la
part de l’écart de rémunération qui n’est pas justiée par des caractéristiques
observables (c’est-à-dire la part inexpliquée) est une estimation haute de ce
qui peut être imputable à la discrimination salariale. Si les rémunérations des
populations autochtones sont inférieures à celles du groupe ethnique majori-
taire, même après prise en compte des différences dans le capital humain et
les caractéristiques de l’emploi, alors il est très souhaitable de mettre en œuvre
des mesures pour l’égalité de rémunération et d’autres dispositions visant à
assurer l’accès des groupes ethniques à la formation sur un pied d’égalité et à
empêcher la ségrégation ethnique sur le marché du travail.
La théorie économique nous enseigne qu’il existe deux causes princi-
pales de discrimination. La «discrimination par goût», que Becker (1957) a
été le premier à modéliser, renvoie à une situation où les agents économiques
manifestent un penchant ou une préférence pour certains groupes tout en
cherchant à éviter les interactions avec d’autres. Malgré son coût, cette discri-
mination peut persister sur des marchés concurrentiels, car certains employeurs
sont disposés à payer pour éviter d’avoir à traiter avec certaines catégories
de la population. Une autre forme de discrimination découle d’une informa-
tion imparfaite quant aux aptitudes des travailleurs – c’est ce qu’on appelle la
discrimination statistique. Selon cette analyse, introduite par Arrow (1973) et
Phelps (1972), l’employeur suppose une corrélation entre le sexe ou l’origine
ethnique et la productivité des travailleurs, d’où certaines différences de trai-
tement. Dans ce cadre théorique, la décomposition des écarts de salaire selon
l’origine ethnique permet de vérier l’existence d’une discrimination salariale
éventuelle à l’encontre d’un groupe ethnique donné.
Les travaux consacrés à l’analyse empirique des écarts de rémunéra-
tion selon l’origine ethnique en Amérique latine sont rares, et l’on sait peu
de choses de l’évolution de ces disparités et des facteurs qui les déterminent,
notamment parce que les enquêtes auprès des ménages et les recensements
nationaux tiennent rarement compte des caractéristiques ethniques. Cepen-
dant, des études ont montré que l’écart salarial entre groupes ethniques est
important et persistant en Amérique latine, et qu’il y est plus prononcé que
l’écart de rémunération entre les sexes. Atal, Ñopo et Winder (2009) constatent
ainsi, à partir de données ethniques collectées dans sept pays (Bolivie, Brésil,
Chili, Equateur, Guatemala, Paraguay et Pérou), que l’avantage salarial moyen
est de 10pour cent pour les hommes par rapport aux femmes, mais qu’il est
de près de 38pour cent pour les membres du groupe majoritaire par rapport
aux membres des minorités. Ils établissent aussi que les disparités de niveau
La pénalisation salariale particulière des femmes autochtones au Pérou 459
d’instruction et la ségrégation professionnelle expliquent la majeure partie de
ces écarts de rémunération liés à l’origine ethnique. En moyenne, toutefois,
un tiers des différences de salaire reste inexpliqué dans chacun des sept pays
à l’examen.
Les informations disponibles sur les effets croisés du sexe et de l’origine
ethnique sont encore moins nombreuses. En effet, les chercheurs qui étudient
les causes des écarts de salaire selon l’origine ethnique en Amérique latine ne
prennent souvent pas en compte les aspects sexospéciques de ces disparités.
Les rares études disponibles révèlent des écarts signicatifs entre hommes et
femmes à l’intérieur des groupes ethniques. Dans une étude portant sur quatre
pays (Bolivie, Brésil, Guatemala et Guyana), Cunningham et Jacobsen (2008)
utilisent la méthode de décomposition Oaxaca-Blinder pour analyser les dif-
férences de salaire entre Blancs et non-Blancs et comparer les hommes et les
femmes selon l’origine ethnique. Ils constatent que la part de l’écart salarial
entre groupes ethniques imputable à des différences de caractéristiques obser-
vables diffère d’un sexe à l’autre.
Dans le cas du Pérou, les études sur les inégalités entre groupes ethniques
sur le marché du travail font apparaître en règle générale des écarts de rému-
nération très marqués, mais elles parviennent à la conclusion que la discrimi-
nation n’en explique qu’une toute petite partie. Par exemple, dans son étude
sur les liens entre pauvreté et appartenance ethnique, Trivelli (2005) procède à
une décomposition de l’écart salarial entre groupes ethniques selon la méthode
d’Oaxaca, en utilisant des données de l’Enquête nationale auprès des ménages
(ENAHO) de 2001. L’auteur fait état d’un écart salarial considérable entre tra-
vailleurs autochtones et non autochtones –de l’ordre de 49pour cent– mais
constate que les différences de capital humain expliquent 43pour cent de cet
écart. Barrón (2008) utilise les données de l’ENAHO de 2003 pour analyser
l’incidence de l’exclusion et de la discrimination sur les inégalités de revenu. Il
constate lui aussi un écart salarial marqué selon l’origine ethnique, les revenus
du travail des travailleurs autochtones n’atteignant en moyenne que 56pour
cent de ceux des travailleurs non autochtones, mais il montre que ces dispa-
rités s’expliquent pour l’essentiel par des différences dans les caractéristiques
observables. Dans une étude ultérieure fondée sur les données de l’ENAHO
de 2006, Atal, Ñopo et Winder (2009) estiment à 45pour cent l’écart sala-
rial brut entre autochtones et non-autochtones. Ils relèvent que, lorsqu’on re-
tranche l’écart dû aux caractéristiques observables, le différentiel n’est plus que
de 14pour cent. En revanche, Ñopo, Saavedra et Torero (2007) constatent à
partir des données de l’Etude sur la mesure des niveaux de vie de 2000 et à
l’aide d’une extension de la méthode de décomposition Oaxaca-Blinder qu’une
part importante de l’écart entre groupes ethniques n’est pas imputable à des
différences de caractéristiques individuelles. Ils en concluent que ces résultats
peuvent indiquer une discrimination de la part de l’employeur.
Dans cet article, nous utilisons les données annuelles de l’ENAHO
de la période 2005-2 011 pour déterminer si la discrimination ethnique joue
un rôle dans les disparités de salaire entre travailleurs autochtones et non

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