Demande et emploi dans les chaînes d'approvisionnement mondiales

Date01 June 2019
AuthorStefan KÜHN,Christian VIEGELAHN,Takaaki KIZU
Published date01 June 2019
DOIhttp://doi.org/10.1111/ilrf.12121
Revue internationale du Travail, vol. 158 (2019), no 2
Droits réservés © Organisation internationale du Travail, 2019.
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail, 2019.
* Département de la recherche, Bureau international du Travail (BIT); kizu@ilo.org, kuehn
@ilo.org et viegelahn@ilo.org. Les auteurs remercient leurs collègues du Département de la re-
cherche du BIT de leurs commentaires bienvenus. Ils saluent aussi l’apport des quatre relecteurs
anonymes qui ont examiné leur manuscrit ainsi que celui des participants à la huitième conférence
de recherche sur l’économie internationale organisée par le FIW (Forschungsschwerpunkt Interna
-
tionale Wirtschaft), en décembre 2015, dans les locaux de l’Institut autrichien de recherche écono-
mique (WIFO). Ils remercient enn Seongsok Ryu de son précieux concours. Ils signalent que leur
étude a déjà été diffusée dans une version préliminaire en tant que document de travail du FIW
(no 170, mars 2016) et en tant que document de recherche du BIT (no 16, août 2016).
Les articles paraissant dans la Revue internationale du Travail n’engagent que leurs auteurs,
et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.
Demande et emploi dans les chaînes
d’approvisionnement mondiales
Takaaki KIZU*, Stefan KÜHN* et Christian VIEGELAHN*
Résumé. L’essor des chaînes d’approvisionnement mondiales (CAM) éloigne l’em-
ploi de la demande, géographiquement et sectoriellement. Pour mieux comprendre
le phénomène, les auteurs mesurent l’emploi lié aux CAM selon sa localisation et
celle de la demande, en se fondant sur les données de la base WIOD et en com-
plétant les estimations déjà présentées par le BIT. L’analyse porte sur la période
1995-2 013 et sur 40économies. Elle montre que la Chine, principale bénéciaire
de la demande liée aux CAM autrefois, contribue maintenant à l’alimenter, tout
comme les relations de production entre économies émergentes. En outre, le poids
des services liés à une demande manufacturière augmente.
Depuis plusieurs décennies, la production tend à se morceler au sein de
l’économie mondiale, les différentes activités et tâches qui la composent
étant de plus en plus souvent éparpillées en différents endroits de la planète.
L’émergence de ce fonctionnement en chaînes d’approvisionnement mondiales
(CAM) s’explique notamment par la baisse des coûts des échanges et des
transports et par les progrès des technologies de l’information et de la com-
munication, la livraison des biens et des services au-delà des frontières deve-
nant de plus en plus facile. Cette nouvelle conguration s’est traduite par une
réorganisation de la production au sein des entreprises (Antràs et Helpman,
2004; Antràs et Chor, 2013), mais aussi par une profonde restructuration des
marchés du travail partout dans le monde. Dorénavant, un nombre considé-
rable d’emplois dépendent plus ou moins directement des relations de pro-
duction entre les pays. Certains de ces emplois ne sont pas nouveaux, mais ils
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dépendent maintenant de la demande internationale plutôt que de la demande
locale comme autrefois. D’autres n’existaient pas auparavant, dont certains sont
situés dans des unités de production externalisées ou délocalisées par des en-
treprises donneuses d’ordres implantées dans d’autres pays.
Pour évaluer l’effet des CAM sur l’emploi, nous avons produit des esti-
mations du nombre d’emplois qui leur sont imputables dans un échantillon
de 40économies sur la période 1995-2013. Pour parvenir à ces chiffres, nous
avons utilisé des données macroéconomiques ou relatives au marché du travail
provenant de la base entrées-sorties internationale WIOD (World Input-Out-
put Database) et des modules sur l’emploi sectoriel qui lui sont associés. Ces
estimations ont été publiées par le BIT (BIT, 2015, pp.131-159). Le volume
de l’emploi lié aux CAM y est donné selon le pays et la branche qui accueille
les postes en question. Cependant, pour évaluer dans quelle mesure les rela-
tions entre pays, régions et branches d’activités ont pu évoluer avec le temps,
dans le cadre des CAM, il faudrait pouvoir associer à ces informations sur la
localisation des emplois d’autres éléments sur la demande qui les alimente, à
la fois sous l’angle géographique et sous l’angle sectoriel.
Dans nos estimations, nous tenons dûment compte de cette autre dimen
-
sion, celle de la demande, que nous désignons comme la destination des ex-
portations. En effet, nous dénissons l’emploi lié aux CAM comme le nombre
d’emplois qui sont imputables, dans un pays et dans une branche donnée, aux
exportations mondiales vers une autre paire branche-pays dite de destination.
Par exemple, dans le nombre d’emplois créés en Chine par le secteur manufac-
turier des États-Unis (c’est-à-dire par la paire de destination des exportations
«industrie manufacturière/États-Unis»), nous comptabilisons tous les emplois
localisés en Chine qui contribuent à la production de produits manufacturés
destinés à l’exportation vers les États-Unis, où ils serviront à la consommation
intermédiaire ou nale, que les exportations en question proviennent directe-
ment de Chine ou alors d’un quelconque autre pays. Grâce à cette dénition,
nous tenons compte de l’effet sur l’emploi de toutes les relations entre pays
et branches, qu’elles soient directes ou indirectes.
Dans cet article, nous avons deux objectifs: a)décrire précisément la mé-
thode que nous avons suivie pour produire nos estimations, en revenant sur
certains des résultats présentés dans le rapport du BIT (2015); b)fournir de
nouveaux éléments d’appréciation sur le nombre d’emplois liés aux CAM par
rapport à l’origine de la demande (soit la destination des exportations), ce qui
permet de mettre en lumière certains aspects de ces chaînes de production.
Notre méthode nous permet notamment de déterminer de quel pays émane
la demande à l’origine des emplois liés aux CAM dans une économie donnée,
et quelle est l’évolution dans le temps des relations entre pays et groupes de
pays à l’intérieur de ces chaînes. En outre, parce que nous tenons compte à
la fois de la nature sectorielle de la demande, en plus de sa nature géogra-
phique, nous pouvons comptabiliser le nombre des emplois qui sont localisés
dans les services mais qui dépendent d’exportations de produits manufactu-
rés. En effet, les chaînes d’approvisionnement mobilisées par la production
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manufacturière font de plus en plus appel à un apport en services et créent
donc non seulement des emplois manufacturiers, mais aussi des emplois dans
les services, dans un phénomène dit de la servicisation de l’industrie manufac-
turière (Lodefalk, 2013 et 2014).
On trouve plusieurs autres façons d’estimer l’emploi lié aux CAM dans
certaines études récentes sur le sujet, publiées par des chercheurs et des insti-
tutions internationales. Ces méthodes se rapprochent de la nôtre, mais les rela-
tions entre pays et branches ne sont pas toujours envisagées de la même façon,
si bien que les chiffres obtenus diffèrent. Les divergences ont trait notamment
à la dénition de la chaîne d’approvisionnement et de la demande qui l’ali-
mente, et à la façon d’appliquer ces dénitions aux tableaux entrées-sorties.
Ainsi, Jiang (2013) estime les emplois liés à la participation aux réseaux
de production mondiaux, mais il conçoit de façon relativement restrictive la
demande contribuant à cet emploi. En effet, seuls sont comptabilisés les postes
de travail liés à la production de biens intermédiaires exportés et destinés, dans
le pays étranger, à la production de nouvelles exportations. Cette dénition ga-
rantit qu’on a bien affaire à des emplois liés à une CAM, mais elle ne permet
pas de couvrir les situations faisant aussi intervenir des biens de consomma-
tion nale, que l’on observe pourtant lorsque les tâches externalisées ou délo-
calisées consistent en l’assemblage d’un produit nal. En outre, elle empêche
de tenir compte des situations dans lesquelles la toute première étape d’une
chaîne d’approvisionnement, qui sera en tous points nationale par la suite, est
externalisée ou délocalisée.
On trouve une deuxième proposition dans Timmer et coll. (2014). Ces
auteurs estiment pour leur part le nombre de travailleurs qui dépendent des
chaînes de valeur mondiales de la production manufacturière, en présentant
la demande à l’origine des CAM comme la demande de biens manufacturés
naux totale pour tous les pays pris en compte. Sont comptabilisés ainsi tous
les emplois qui contribuent aux chaînes d’approvisionnement de la production
manufacturière, que ces chaînes soient mondiales ou simplement nationales.
Timmer et ses coauteurs partent donc de l’idée que les chaînes de production
de l’industrie manufacturière sont extrêmement intégrées et peuvent donc
toujours être considérées comme mondiale. Cependant, ils ignorent ce faisant
les situations dans lesquelles la demande concerne plutôt des services ou des
produits agricoles. En outre, si on tenait compte sur cette base de la demande
nale émanant de toutes les branches, l’estimation obtenue serait par déni-
tion le chiffre de l’emploi total.
Dans un rapport rédigé pour la Commission européenne, Arto et ses
coauteurs (2015) estiment pour leur part l’emploi généré par les exportations.
Ils incluent dans la demande à l’origine des CAM toutes les exportations de
biens de consommation intermédiaire et nale depuis des États membres de
l’UE vers des États non membres de l’UE. L’UE est donc considérée comme
un bloc uniforme, et les ux intraeuropéens, qui alimentent pourtant eux
aussi l’emploi lié aux CAM, ne sont pas pris en compte. Ainsi, dans leur ana-
lyse, les emplois générés par les exportations de pièces automobiles depuis la

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