Sur les "Bons" et les "Mauvais" Emplois du jus cogens

AuthorJoe Verhoeven
PositionProfesseur à l'Université Panthéon-Assas (Paris 2)
Pages133-161

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La notion* de jus cogens est apparue pour la première fois dans la pratique internationale lors des travaux de la Commission du droit international consacrés àPage 134la codification et au développement du régime juridique des accords internationaux, qui ont abouti à la signature, le 23 mai 1969, de la convention de Vienne sur le droit des traités (entre États). L'article 53 de celle-ci frappe expressément de nullité le traité «qui, au moment de sa conclusion, est en conflit avec une norme impérative du droit international général». La même disposition se retrouve dans la convention du 21 mars 1986 sur le droit des traités entre États et organisations internationales ou entre organisations internationales.

Il est peu de notions qui aient suscité depuis lors autant de commentaires, en sens divers1. Un enthousiasme débordant y côtoie les ricanements sarcastiques. Ils ne s'expliquent pas par les controverses entourant les multiples applications dont ce jus cogens aurait été l'objet. A ce jour en effet aucun traité n'a été annulé ou déclaré nul pour violation de cet ordre public interétatique. Ce n'est dès lors pas la pratique internationale qui alimente les débats récurrents entourant le jus cogens. Les références qui y sont explicitement faites sont rares. On dit d'ailleurs que certaines «autorités», nationales ou internationales, se refusent catégoriquement à en faire mention. Il faut simplement constater qu'à ce jour aucune d'entre elles n'a été saisie, directement ou indirectement, d'une demande de nullité fondée sur l'article 53 de la convention de Vienne, ce qui suffit a priori pour expliquer qu'elle n'ait pas à s'y référer explicitement. Mais il est vrai aussi que le jus cogens a parfois été invoqué, singulièrement ces dix dernières années, à des fins très étrangères à l'annulation des conventions internationales. Il n'y a pas à s'en étonner fondamentalement. L'«ordre public» - qui est l'équivalent du jus cogens dans les droits internes (nationaux) - n'a pas pour seule utilité de restreindre la liberté contractuelle. Il y a là une notion dont les potentialités sont plus larges. Encore faut-il faire la part de ce qui est réellement pertinent dans les recours qui y sont faits.

C'est à ces bons et mauvais «usages» que sont consacrées les lignes qui suivent. Tous peuvent ne pas avoir du «bon» et du «mauvais» des idées identiques, en fonction du rôle qu'ils assignent à l'«ordre public» dans un ordre juridique. Mais il reste que l'on ne peut pas faire avec le jus cogens n'importe quoi... comme d'aucuns semblent y être parfois enclins dans la pratique internationale, à la faveur sans doute des imprécisions qui ne cessent d'entourer les traits fondamentaux de l'ordre juridique qui est appelé à la discipliner. La présente étude a pour seul objectif de tenter de préciser synthétiquement la portée utile de ce jus cogens dans le droit international contemporain. On conçoit qu'il faille à cette fin quelque peu revenir sur ses caractéristiques générales, telles qu'elles résultent de l'article 53 de la convention de Vienne qui est le premier - et à ce jour le seul - texte qui les a précisées. Il est inutile toutefois - ou du moins est-ce un autre exercice - d'entrer ce faisant dans les multiples commentaires d'ordre philosophique, politique ou littéraire que la notion a suscité depuis près d'un demi-siècle. LesPage 135considérations qui suivent sont dès lors essentiellement «techniques»... en dépit du romantisme dont le jus cogens est souvent (généralement?) entouré dans la pratique internationale.

I Quelques généralités... utiles

C'est à la convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités qu'on doit, on l'a dit, la première affirmation d'un ordre public propre aux relations entre États (internationales). Ce n'est pas que son existence n'ait jamais été évoquée auparavant. Ce serait d'autant plus surprenant que le concept est très banal dans les ordres internes. Il est vrai seulement que les États ont été jusqu'à ces dernières années plus soucieux de leur souveraineté personnelle que de l'intérêt commun qui prétendrait les réunir, ce qui fait aisément comprendre qu'ils n'aient guère été enclins à limiter leur liberté de contracter les uns avec les autres.

Cela dit, l'idée d'une illicéité de l'objet d'une convention, qui en met en cause sa validité, est apparue dès les premiers travaux de la CDI appelée à codifier le droit des traités. Les termes «jus cogens» ne sont pas utilisés avant le rapport de Sir Gerald Fitzmaurice, en 1958, mais son prédécesseur, Sir Hersch Lauterpacht, avait déjà évoqué quelques années plus tôt «[d]es principes supérieurs du droit international que l'on peut considérer comme étant les principes de l'ordre international public». Et c'est dans le deuxième rapport de Sir Humphrey Waldock que la définition du jus cogens comme une «norme impérative du droit international général à laquelle aucune dérogation n'est permise» est pour la première fois fournie. Cette définition subsistera, même si certaines adjonctions lui seront apportées à l'occasion des commentaires formulés lors des débats au sein de la 6ème Commission de l'Assemblée générale des nations Unies et surtout des discussions intervenues durant les deux sessions de la conférence intergouvernementale réunie à Vienne aux printemps 1968 et 1969. C'est à un amendement conjointement présenté par l'Espagne, la Finlande et la Grèce que l'on doit en particulier la référence à la «communauté internationale» dans la définition de cet ordre public propre au droit international2.

i) Éléments constitutifs

Selon l'article 53 de la convention de Vienne, la règle de jus cogens est une «norme impérative du droit international général» et celle-ci est définie comme «une norme acceptée et reconnue par la communauté internationale des États dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n'est permise et qui ne peut être modifiée que par une nouvelle norme du droit international général ayant le même caractère». Autrement dit, est une norme à laquelle on peut pas déroger celle dont la communauté internationale a «reconnu» qu'on ne pouvait pas y déroger. On a dit que la définition est circulaire. Ce n'est aucunement le cas. L'article 53 précisePage 136simplement, mais très utilement, qu'il n'y a aucune règle qui soit nécessairement de jus cogens ; elle ne l'est jamais que si la communauté internationale, c'est-à- dire en tous les cas l'ensemble des États, en a ainsi décidé. Cela paraîtra peut-être élémentaire. Il n'était pas inutile, beaucoup s'en faut, de le préciser. D'aucuns ont laissé croire qu'il y avait là quelque résurgence du droit naturel. Ce n'est aucunement le cas. Sans doute est-il souhaitable que les exigences de la «raison» qui inspire celui-ci soient respectées; elles ne sauraient toutefois constituer des règles d'ordre public si la communauté internationale ne l'a pas voulu ou, du moins, admis, ce qui n'est pas autre chose que du droit positif au meilleur sens du terme. Il serait dès lors malvenu de trouver dans l'article 53 quelque résurgence anachronique du jusnaturalisme, même si celui-ci n'est pas sans séduction.

On notera que, selon cette définition, la règle de jus cogens est nécessairement de droit «général», c'est-à-dire qu'elle est pour l'essentiel dans l'état actuel du droit une règle de nature coutumière, voire un principe général de droit. Il s'ensuit qu'elle ne saurait être «impérative» au sens précité si elle demeure purement conventionnelle. Cela va de soi. Comment un accord pourrait-il en invalider un autre? Il suffit qu'il puisse en rendre le cas échéant la conclusion ou l'exécution illicite, ce qui est autre chose. Il est certes possible que des règles de jus cogens soient exprimées dans des traités déclaratifs de droit coutumier, mais c'est au seul titre du droit international général dont elle est l'expression que la règle contenue dans le traité est d'ordre public.

La «communauté internationale» visée par l'amendement de l'Espagne, de la Finlande et de la Grèce est devenue la «communauté internationale des États dans son ensemble». L'ajout est largement dû à une initiative du comité de rédaction, qui, selon les termes de son président, «a entendu souligner qu'il ne s'agissait pas d'exiger qu'une règle soit acceptée et reconnue comme impérative par l'unanimité des États. Il suffit d'une très large majorité»3. On comprend ce souci d'écarter explicitement une exigence d'unanimité, qui eût risqué d'entraver considérablement le développement du jus cogens. Il est peut-être plus regrettable qu'il soit fait référence exclusivement à une communauté d'États, même dans l'article 53 de la convention de Vienne de 1986 qui est relative aux traités conclus par ou avec des organisations internationales. On conçoit certes qu'une certaine primauté soit reconnue aux États dans la détermination ce qui est essentiel pour la bonne organisation des rapports humains, du moins dans l'état actuel de la chose internationale. Et l'on comprend aisément en particulier que les organisations, qui doivent leur création au seul fait qu'elles ont paru «utiles» à tout ou partie d'entre eux, ne puissent rivaliser avec les sujets originaires du droit international sur ce terrain...

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