Réglementation et avenir du travail: la relation de travail facilite l'innovation

DOIhttp://doi.org/10.1111/ilrf.12145
Published date01 March 2020
Date01 March 2020
AuthorAntonio ALOISI,Valerio STEFANO
Droits réservés © auteur(s), 2020.
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail, 2020.
Revue internationale du Travail, vol. 159 (2020), no 1
* IE Law School, IE University, Madrid, email: antonio.aloisi@ie.edu. ** KU Leuven, Uni-
versité de Louvain, email: valerio.destefano@kuleuven.be. Valerio De Stefano a mené les travaux
qui ont conduit à cette étude grâce à une bourse accordée par le Fonds de la recherche scienti-
que – Flandre (FWO) dans le cadre du programme Odysseus (projet intitulé «Employment rights
and labour protection in the on-demand economy»).
Les articles paraissant dans la Revue internationale du Travail n’engagent que leurs auteurs,
et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.
Réglementation et avenir du travail:
la relation de travail facilite l’innovation
Antonio ALOISI* et Valerio DE STEFANO**
Résumé. La transformation numérique et la réorganisation des entreprises font
apparaître de nouvelles modalités de travail fort éloignées de la relation de travail
typique. Selon les partisans de la rupture numérique, le cadre juridique actuel n’est
pas adapté aux formes de travail et modèles d’entreprises «innovants». Pourtant,
la réglementation du travail peut faciliter l’innovation et la exibilité, comme l’em-
ploi typique peut être un moyen d’améliorer l’ecacité et de réduire les coûts. En
eet, la relation de travail permet le plein exercice des prérogatives de l’employeur
et le déploiement interne de la main-d’œuvre; c’est aussi un bon moyen d’assurer
formation et montée des compétences.
Mots-c lés: avenir du travai l, changement technologique, réglementa tion, exibi-
lité du travail, rapport coût- ecacité, relation de travail, plateform es numériques.
Lors d’un récent entretien, Angelo Gaja – l’un des producteurs de vin les plus
emblématiques de l’Italie – a révélé le secret du franc succès que connaît son
vin depuis bien longtemps (Ferrero, 2018). Au milieu du siècle dernier, son père
Giovanni était obsédé par l’idée de créer un vin de Barbaresco de qualité supé-
rieure, grâce à des produits de base de haute qualité. Il se promenait souvent
dans les vignes avec son sécateur et se débarrassait des raisins qui murissaient
mal. En cette période d’austérité, cette pratique était perçue comme un sacri-
lège pour le village de Barbaresco, situé dans la région vallonnée de Langhe, au
pied des Alpes occidentales. Le mezzadri, le métayer indépendant qui cultivait
les terres des Gaja en échange d’un pourcentage sur les récoltes, estimait que
c’était là un crime contre la nature.
Néanmoins, Giovanni était tellement obnubilé par l’excellence qu’il prit le
risque de produire du vin en moins grande quantité mais de meilleure qualité,
en élaborant de nouvelles techniques et en expérimentant des processus inno-
vants. Les métayers continuaient, eux, à dépendre du volume de récoltes, leur
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revenu étant proportionnel à la quantité de raisin qu’ils récoltaient: plus il y en
avait, plus leur revenu était élevé. On comprend donc pourquoi ils n’approu-
vaient pas la stratégie de gaspillage des Gaja. Pour rassurer les métayers, mais
aussi pour qu’ils se plient à ses ordres, Giovanni décida de les recruter comme
salariés. Les métayers pouvaient ainsi travailler sans se préoccuper du volume
des récoltes. Plus important encore, ils étaient contraints d’accepter les excentri-
cités légendaires du propriétaire et d’obéir à ses ordres – «même ceux qui pen-
saient qu’il était fou» (Ferrero, 2018).
Ce n’est pas juste par amour du bon vin que nous racontons cette anecdote.
Cette histoire est un bon exemple de ce que sont la mutualisation des risques,
l’intégration de la chaîne de production, l’ecience organisationnelle, l’inves-
tissement dans des relations à long terme, les moyens de susciter l’engagement,
l’harmonisation des intérêts et, surtout, la exibilité. C’est sans nul doute un
exemple d’innovation «fructueuse». L’histoire des Gaja reète précisément la
thèse que nous tentons de mettre en avant dans cet article. Contrairement aux
propos alarmistes annonçant l’obsolescence imminente de la relation de travail
typique1 du fait des bouleversements technologiques et des nouveaux modèles
opérationnels, nous soutenons que les institutions sociales existantes sont tout
à fait compatibles avec une réelle modernisation, même à l’heure de l’usine in-
telligente, du tout numérique et du travail via des plateformes numériques. En
orant des solutions juridiques qui répondent à un vrai besoin de exibilité, les
institutions sociales peuvent faciliter l’innovation et favoriser la transformation
numérique, voire l’accélérer (Däubler, 2004). Mais, surtout, il est indispensable
que les entreprises fonctionnent sur un mode hiérarchique passant par des mé-
canismes de pouvoir, puisque c’est grâce à ces structures que l’on peut donner
des instructions et des directives qui seront alors rapidement et ecacement
appliquées (Simon, 1991). C’est aussi ce qui permettra aux chaînes de production
de s’adapter rapidement aux nouvelles demandes ou exigences avec, au bout du
compte, la garantie d’une grande exibilité organisationnelle (De Stefano, 2009).
Si l’on veut mettre en œuvre des stratégies innovantes, la exibilité, la motivation
et l’engagement sont des dimensions essentielles: la relation de travail pourrait
bien proposer toutes ces dimensions aux parties contractantes.
Nous décrivons ici la relation de travail comme un cadre juridique solide
et évolutif, capable de s’adapter à des environnements socio-économiques en
constante évolution. Il est en outre démontré que, comparées aux formes aty-
piques d’emploi, les formes d’emploi typiques présentent certains avantages en
termes d’ecacité et de coûts dont il faut tenir compte si l’on veut, comme dans
le cas du producteur de vin, mettre en œuvre des stratégies organisationnelles in-
novantes et ecaces. D’abord, la relation de travail permet le plein exercice des
prérogatives de l’employeur et le déploiement interne de la main-d’œuvre avec
1 «Relation de travail» est une expression générique qui recouvre la «relation de travail ty-
pique», celle-ci n’étant qu’une de ses modalités. La notion de relation de travail élargit le champ
de la réglementation du travail de l’ Union européenne qui se limitait auparavant au «contrat de
travail», en se fondant sur le critère de subordination du salarié à l’employeur (Eurofound, 2011).
La «relation de travail typique» se caractérise par un emploi à plein temps, de durée indéterminée,
formel, dans le cadre d’une relation de subordination entre un salarié et son employeur» (BIT, 2016,
p.7 ).

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