La flexibilité, une arme contre le chômage? Analyse empirique du marché du travail espagnol

AuthorLuis CÁRDENAS,Julián LÓPEZ GALLEGO,Daniel HERRERO
Date01 September 2020
DOIhttp://doi.org/10.1111/ilrf.12162
Published date01 September 2020
Droits réservés © auteur(s), 2020.
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail, 2020.
*Instituto Complutense de Estudios Internacionales (ICEI), Université Complutense, Madrid;
d.herrero@ucm.es (auteur référent); luiscard@ucm.es; jlgallego@ucm.es.
Les articles paraissant dans la Revue internationale du Travail n’engagent que leurs auteurs,
et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.
Revue internationale du Travail, vol. 159 (2020), no 3
La exibilité, une arme contre
le chômage? Analyse empirique
du marché du travail espagnol
Daniel HERRERO*, Luis CÁRDENAS* et Julián LÓPEZ GALLEGO*
Résumé. L’Espagne a connu en 2010 et 2012 deux réformes majeures du marché
du travail. Celles-ci reposaient sur l’idée qu’il suffisait d’accroître la flexibilité du
travail et de décentraliser la négociation collective pour faire baisser le chômage
(thèse de la flexibilité). Les auteurs estiment pour leur part que le comportement
du chômage dépend largement de la demande et de la structure sectorielle de l’éco-
nomie (thèse structurelle). Ils évaluent l’apport de ces deux hypothèses dans une
analyse reposant sur des données de panel de niveau infranational. Leurs résul-
tats tendent à infirmer la thèse de la flexibilité et font ressortir le rôle primordial
des facteurs cycliques et structurels.
Mots-clés: politique économique, tau x de chômage, réforme du tra vail, flex ibi-
lité du tra vail, données d e panel, Espag ne.
1. Introduction
Le taux de chômage espagnol est traditionnellement élevé et sensible au cycle
économique. Pendant la phase de croissance, entre 1994 et 2007, il s’établit ainsi
à 13 pour cent en moyenne, soit plus qu’ailleurs en Europe, même s’il connaît
alors une tendance à la baisse continue, qui le porte à 8 pour cent à la n de la
période, son niveau le plus bas depuis plusieurs décennies. Cependant, avec la
crise économique de 2008 , il apparaît clairement que la convergence vers les
valeurs des autres économies avancées n’était qu’un eet d’optique (Royo, 2009;
Tridico, 2013), car les taux explosent à nouveau, atteignant plus de 25pour cent
en moyenne nationale en 2013, et jusqu’à 35pour cent dans certaines commu-
nautés autonomes comme l’Andalousie, les Canaries ou l’Estrémadure (gure1).
Pour expliquer le comportement du chômage espagnol, plusieurs auteurs
pointent du doigt des institutions inadaptées, qui nuisent au bon fonctionne-
ment du marché du travail (Bentolila, Dolado et Jimeno, 2008 et 2012; Dolado,
2012). Ce postulat a conduit à l’adoption, en 2010 et 2012, de deux réformes suc-
cessives des institutions du marché du travail, qui poursuivaient deux objectifs
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parallèles: 1) réduire la protection de l’emploi et exibiliser les conditions de
travail et 2) décentraliser la négociation collective. Les mesures mises en place
devaient introduire plus de exibilité et favoriser la modération salariale. Elles
devaient permettre de réduire les niveaux de chômage pendant les périodes
de reprise et de maîtriser leur évolution à la hausse en temps de crise (MEYSS,
2013; García Pérez et Jansen, 2015; Cuerpo, Geli et Herrero, 2017; Doménech,
García et Ulloa, 2018).
De notre point de vue, l’importance accordée à la réforme des institutions
du marché du travail est exagérée, et cet axe fait oublier certains autres déter-
minants importants du chômage espagnol. En eet, les réformes libérales dont
il est question n’ont pas forcément l’eet escompté (Avdagic et Salardi, 2013), et
le chômage dépend aussi de l’évolution de la demande et de la structure secto-
rielle de l’économie (Fina et Toharia, 1987; Fina, 1987; Rowthorn, 1995). Pour ce
qui est de la demande, on notera que l’Espagne a besoin de taux de croissance
économique bien plus élevés que les autres économies pour parvenir à garder
son chômage sous contrôle (Cuerpo, Geli et Herrero, 2017). Pour ce qui est de
la structure sectorielle, l’explosion du chômage espagnol a, de toute évidence,
bien des liens avec la situation du bâtiment et des travaux publics (construction),
une branche qui a connu un développement très rapide pendant la période de
croissance, mais qui s’est complètement eondrée pendant la récession (Buen-
día, 2018).
Deux façons de voir les choses s’opposent par conséquent. D’un côté, on
trouve les partisans de la thèse de la exibilité, qui pensent qu’on peut inéchir
la courbe du chômage par des réformes ciblées des institutions du marché du
travail. De l’autre, on a les tenants de la thèse structurelle, à savoir l’idée, déjà
Figure 1. Évolution du taux de chômage
2016
2014
2012
2010
2008
%
3530252010 15
Andalousie
Aragon
Asturies
Baléares
Canaries
Cantabrique
Castille-La Manche
Castille-León
Catalogne
Comm. valencienne
Estrémadure
Galice
Madrid
Murcie
Navarre
Pays basque
La Rioja
Note: La variation est exprimée en pourcentage.
Source: Enquête sur la population active (EPA).
Flexibilité et chômage en Espagne 407
présentée par Fina et Toharia (1987), que le comportement du chômage dépend
de celui de la demande globale et de la situation des diérentes branches d’ac-
tivité. Dans le présent article, nous nous proposons de vérier le bien-fondé de
chacune de ces thèses dans le cas espagnol, en suivant la situation sur la pé-
riode 2008-2016.
Pour y parvenir, nous analyserons tout d’abord de façon détaillée les ré-
formes du travail de 2010 et 2012. Après avoir isolé les variables institutionnelles
sur lesquelles celles-ci étaient censées agir, nous estimerons un modèle reposant
à la fois sur des séries chronologiques et sur des données en coupe, dit modèle
TSCS (time-series-cross-sectional). Ce faisant, nous tiendrons compte des apports
de toute une série d’études dans lesquelles les auteurs s’interrogeaient déjà sur
l’inuence eective des institutions du marché du travail sur le chômage (Baker
et coll., 2005; Avdagic et Salardi, 2013; Baccaro et Rei, 2007; Heimberger, Kapel-
ler et Schütz, 2017). Cependant, à la diérence de ces chercheurs, nous n’analy-
sons pas la situation au niveau national, mais au niveau infranational. C’est là
l’un des apports de notre recherche, et la raison pour laquelle nous avons dû
constituer une base de données de type TSCS pour les dix-sept communautés
autonomes qui composent le territoire national espagnol, que nous suivons sur
la période 2008-2016. L’utilisation de données au niveau infranational présente
plusieurs intérêts. Le premier, c’est que le chômage, s’il aecte bien l’ensemble
du territoire, se manifeste diéremment selon la région, que ce soit du point de
vue des niveaux ou de la dynamique. Le deuxième, c’est que cette hétérogénéité
est peu prise en compte par ceux qui défendent la thèse de la exibilité et mal
expliquée par leur postulat. Le troisième est d’ordre méthodologique: l’exploita-
tion de données infranationales permet d’accroître le nombre des observations
disponibles pour estimer les paramètres d’intérêt, ce qui rend les résultats plus
robustes. Nous reviendrons plus en détail sur ces trois éléments dans la suite
du texte, en particulier sur les deux premiers.
Nos résultats jettent un nouvel éclairage sur les facteurs explicatifs du com-
portement du chômage espagnol de ces dernières années, et ils tendent à inr-
mer la thèse sur laquelle s’appuyaient les réformes du travail de 2010 et 2012.
En outre, notre étude vient étayer la littérature tendant à remettre en cause
l’idée que les institutions ont sur le chômage un eet prévisible et systématique.
Cette introduction étant faite, nous organiserons la suite de notre article de
la façon suivante. Dans une deuxième partie, nous présenterons la thèse de la
exibilité, ainsi que les mesures adoptées dans le cadre des réformes de 2010
et 2012, leurs objectifs déclarés et leurs résultats eectifs, tels qu’ils ressortent
des statistiques descriptives. Dans cette analyse, nous ferons la distinction entre
les mesures visant à réduire la dualité du marché du travail (par une exibi-
lité accrue) et celles qui devaient conduire à une décentralisation de la négocia-
tion collective. Dans notre troisième partie, nous examinerons le bien-fondé de
la thèse structurelle, en évaluant le rôle de la demande et des caractéristiques
sectorielles des communautés autonomes dans l’évolution du chômage. Pour
ce faire, nous examinons l’évolution du coecient d’Okun et le rôle du sec-
teur de la construction, d’abord pendant la période de croissance (jusqu’à 2008)
puis pendant la crise (après 2008). Dans une quatrième partie, nous présentons
notre modèle économétrique, qui nous permet d’isoler l’eet direct des facteurs

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