Le concept estonien de référendum sur d’ «autres questions d’intérêt national»: tentative de définition

AuthorRodolphe Laffranque
PositionChargé de recherches en Droit Public, Université de Tartu
Pages65-72
1. Introduction

L'article 56 de la Constitution de la République d'Estonie (ci-après CRE) du 28 juin 1992 consacre le droit pour le peuple, à qui elle reconnaît, en son article 1er, la qualité de « détenteur du pouvoir étatique suprême », d'exercer ce pouvoir, à travers les citoyens-électeurs, au moyen de l'élection du Parlement ou par la voie du référendum. Dans ce dernier cas, le peuple peut être appelé à se prononcer sur diverses questions qui ont un intérêt particulier pour l'État et ainsi rendre incontestable, en termes de légitimité démocratique, toute décision qui en émane.

L'objet de ces questions est assez varié, si l'on en croit l'article 105 CRE, en vertu duquel un référendum peut porter sur l'adoption d'un texte de loi ou sur toute « autre question d'intérêt national ». 1 Ainsi, le recours à cette institution de démocratie directe ne se limite pas uniquement au vote populaire sur un projet de loi, qu'il soit de nature législative ou constitutionnelle. De même, la dernière Constitution en vigueur en Estonie, avant l'occupation soviétique, celle de 1938, ne réduisait pas le référendum à un seul usage normatif, comme c'était le cas dans la Constitution de 1920. D'ailleurs, la formule employée par le constituant de 1992 est très proche de celle qui apparaît pour la première fois dans la Loi fondamentale de 1938 où le droit référendaire pouvait être exercé « sur une question importante touchant aux intérêts de l'État » (art. 98 al. 1er).

Les citoyens estoniens ont donc la possibilité d'être pleinement associés à la résolution des grandes questions de la vie publique. Du moins en théorie, car depuis l'entrée en vigueur de l'actuelle Constitution, seul un référendum national a été organisé en Estonie, à savoir celui du 14 septembre 2003.

Parmi les deux grandes catégories de votation populaire que connaît le droit constitutionnel estonien, la première, définie dans un cadre strictement normatif, suscite bien moins d'interrogations que la seconde aux contours indéterminés et au contenu indéfini. Quelles sont ces « autres questions d'intérêt national » ou, si nous traduisons mot à mot la terminologie estonienne, ces « autres questions de la vie de l'État 2 » auxquelles renvoie l'article 105 CRE, sans plus de précisions ? C'est ce que nous allons tenter de définir dans le présent article. Bien qu'énigmatique sur ce point, la Constitution estonienne nous laisse deux pistes à explorer. D'une part, que la question soumise au vote présente un intérêt pour l'État, que son enjeu revête une importance particulière pour la nation. D'autre part, que le référendum porte sur des questions n'ayant pas pour objet l'adoption d'un texte normatif.

2. Un référendum sur des questions d'importance nationale

Si un référendum peut ne pas avoir pour objet l'adoption d'un projet de loi, il doit, dans ce cas, obligatoirement porter, nous dit l'article 105 CRE, sur une « question relative à la vie de l'État », ou, pour dire autrement, une question d'intérêt national.

Mais, comment définir alors ce qui relève de la vie de l'État, ce qui présente un intérêt national ? Pour y répondre, nous avançons deux hypothèses. La première est qu'il n'appartient qu'au Parlement national, au Riigikogu, de déterminer ce qui constitue une question d'intérêt national pouvant être soumise au vote populaire. La seconde est que ces questions d'intérêt national ne sauraient concerner que des enjeux d'envergure étatique par opposition aux questions d'intérêt purement local, lesquelles pourraient faire l'objet de référendums locaux.

2.1. Constituent un intérêt national les questions que le Riigikogu reconnaît comme telles

Les référendums sur « d'autres questions d'intérêt national » ne sauraient, selon nous, se restreindre à interroger le corps électoral à propos de questions ayant uniquement une incidence sur l'existence de l'État. L'expression estonienne de « questions sur la vie de l'État » ne doit pas être prise au pied de la lettre. Elle s'entend, plus largement, de tout ce qui, pour l'État, présente un caractère essentiel.

Cependant, aucune norme ne précise ce qui est essentiel pour l'État. On se situe donc dans un domaine qui n'est pas de l'ordre du juridique mais du politique, où seul le Parlement est à même de dire ce qui constitue une question d'intérêt national. Cette compétence relève exclusivement du Riigikogu car il est le seul, en vertu de l'article 105 CRE, à pouvoir décider de la tenue d'un référendum. C'est là une différence fondamentale par rapport à la Constitution de 1938 qui prévoyait, comme nous l'avons indiqué, la possibilité de consulter le peuple sur une question importante touchant aux intérêts de l'État, mais seulement lorsque le chef de l'État le jugeait nécessaire. Tout référendum étant, selon le droit constitutionnel estonien en vigueur, d'initiative parlementaire, il n'appartient qu'au Riigikogu d'apprécier l'opportunité de s'adresser au peuple sur une question qu'il désignera lui-même comme étant d'importance nationale.

Ces « autres » questions d'intérêt national, comme le souligne pertinemment Rait Maruste, relèvent ainsi essentiellement de la décision politique, à laquelle il appartient à l'organe politique représentatif de la Nation, au Riigikogu, de prendre part et de déterminer leur contenu. 3

Ce concept est donc à rapprocher de celui que connaît le droit espagnol sous le terme de « décisions politiques d'une importance particulière » (art. 92-1 Const. espagnole). À l'égard de ce dernier, il est dit que, quoi qu'étant un concept juridique indéterminé, son sens est clair, à savoir, « laisser à l'initiateur du référendum une marge de liberté d'une ampleur extraordinaire [c'est nous qui soulignons]». 4

La seule limite que nous trouvons à cette liberté du Riigikogu dans la définition de ce qui pourrait être une question d'intérêt national susceptible de référendum est celle qui correspond au domaine de compétence du Riigikogu fixé dans la Constitution. Bien que très étendu, ce domaine n'est pas illimité. Ainsi, l'article 65, point 16 CRE dispose que le Parlement a le pouvoir de régler « tout autre question d'intérêt national qui, selon la Constitution, ne relève pas de la compétence du Président de la République, du Gouvernement de la République, des autres organes de l'État ou des collectivités locales ».

Par conséquent, une question non normative peut être soumise au référendum si elle présente, selon la libre appréciation du Riigikogu, un intérêt pour l'État et si elle ne relève pas de la compétence d'une autre autorité étatique que celle du Parlement ou d'un organe d'une collectivité locale.

2.2. Les questions d'intérêt national par opposition aux questions d'intérêt local

Si l'article 105 CRE ne peut être invoqué pour organiser un référendum non normatif qu'à la condition que la question qui en est l'objet présente un intérêt pour la vie de la Nation, inversement, cela signifie que toute question qui intéresse la vie de la Nation ne peut être soumise au vote populaire que sur le fondement de l'article 105 CRE. Elle ne saurait donc faire l'objet d'un référendum au niveau local.

Sur ce point précisément, s'est produit en Estonie un événement assez insolite au cours de l'été 1993 qui, finalement, donna l'occasion à la plus haute instance juridictionnelle du pays - la Cour d'État - de se prononcer pour la première fois, non seulement, sur une question relative au référendum mais aussi de tracer une ligne de partage entre le référendum d'intérêt national et le référendum d'intérêt local. 5 Les faits qui ont mené à cette affaire étaient les suivants.

En réaction contre certaines lois 6 qu'ils jugeaient discriminatoires à l'égard d'une grande partie de leurs électeurs, les conseils municipaux des villes de Narva et de Sillamäe, dont la population est majoritairement russophone, prirent la décision d'organiser sur leur territoire respectif un référendum et de demander à leurs administrés s'ils souhaitaient que leur ville eût le statut d'autonomie nationale territoriale au sein de la République d'Estonie. 7 Le référendum de Narva eut lieu les 16 et 17 juillet 1993 8 et celui de Sillamäe, le 17 juillet 1993 9 , malgré le grief d'inconstitutionnalité et d'illégalité soulevé par le chancelier du droit.

Ayant reçu une réponse négative de la part des deux conseils municipaux à la proposition d'annuler les décisions litigieuses, le chancelier du droit d'alors, Eerik-Juhan Truuväli, saisit la Cour d'État pour lui demander, en sa qualité de juge constitutionnel, d'annuler lesdites décisions, ce qu'elle fit. 10 La chambre des recours constitutionnels de la Cour d'État retint notamment que « la tenue d'un référendum sur la question de l'autonomie nationale territoriale est en dehors de la compétence d'une collectivité locale et contraire à l'article 154 al. 1 de la Constitution » dans la mesure où « la création d'une entité autonome nationale territoriale n'est pas une question d'intérêt local mais une question nationale » qui doit être décidée selon la procédure décisionnelle de niveau étatique.

3. Un référendum sur des questions non normatives

L'alternative prévue à l'article 105 al. 1er CRE, matérialisée par la conjonction de coordination « ou », entre la possibilité de soumettre au référendum un projet de loi et celle de soumettre au référendum d'autres questions d'intérêt national, n'a véritablement de sens que si elle met en opposition les référendums normatifs aux référendums non normatifs. C'est donc bien de ces derniers dont il est...

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