Le Droit International de L’eau: Tendances Récentes

AuthorLaurence Boisson de Chazournes
PositionProfesseur et Directrice du Département de droit international public et organisation internationale, Faculté de droit, Université de Genève.
Pages137-150

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L’eau est une ressource dont la répartition n’est pas naturellement répartie de manière «équilibrée». L’inégalité qui prévaut quant à l’approvisionnement naturel et la variabilité des besoins, entre pays industrialisés ou en développement, ou entre secteurs urbains et ruraux, ajoutées aux questions relatives aux changements climatiques posent des problèmes quant à la distribution et aux utilisations de cette précieuse ressource. L’accès à l’eau est devenu dans ce contexte un enjeu tant économique que social et politique, tant au niveau national qu’à l’échelon international.

L’eau constitue la ressource la plus abondante de la planète puisqu’elle recouvre environ les trois quarts de sa superficie. Toutefois 97% de ce volume ne peuvent ni être consommés, ni être utilisés pour l’irrigation, ni même être employés pour des usages industriels, en raison de leur teneur trop élevée en sel. Du petit pourcentage d’eau doucePage 138restant, deux-tiers sont constitués de glace dans les zones polaires et dans les glaciers. De ce fait, seul 1% de l’eau douce est disponible pour la consommation humaine.

Les utilisations de l’eau sont nombreuses et la question d’une répartition équitable entre celles-ci devient cruciale. Alors que l’irrigation des terres absorbe déjà 70 % des ressources en eau, la nécessité d’accroître la production agricole pour nourrir les populations se fait toujours plus pressante. En outre, 10 % de l’eau sont consacrés à des fins industrielles et 10% aux usages municipaux et domestiques (dont la part ne peut que croître au cours des prochaines décennies). Le reste est affecté à la production énergétique, à la navigation et aux loisirs. La protection de l’environnement n’a été que très peu objet d’attention. Les besoins en ce domaine se font maintenant croissants. La multiplication des utilisations de l’eau et la croissance de la population au cours des dernières décennies ont contribué à l’augmentation de la consommation en eau et les projections de celle-ci ne cessent d’aller vers la hausse.1

La croissance démographique, les besoins de plus en plus importants des pays en voie de développement et des pays industrialisés, ainsi que les aléas climatiques exacerbent le caractère vital de l’eau.2 Pour les pays en voie de développement, la mauvaise qualité de l’eau - vecteur d’innombrables maladies - et sa rareté mettent en danger la vie de millions de personnes et participent au problème de la pauvreté.3 Les problèmes de qualité et de quantité d’eau ne concernent toutefois pas les seuls pays du Sud. Il n’y a en effet pas une seule région dans le monde qui ne soit pas affectée par des problèmes de pollution ou de pénurie d’eau.

L’empreinte du droit international s’est avant tout et surtout réalisée dans le domaine des ressources en eau partagées entre plusieurs Etats. C’est là le champ traditionnel de l’application de ce que l’on dénomme, le droit international de l’eau. Avec plus de 250 cours d’eau internationaux, une centaine de lacs et un grand nombre d’eaux souterraines partagées par deux Etats ou plusieurs Etats, l’intérêt et l’importance du droit international deviennent des éléments cruciaux. La pratique a connu une recrudescence d’accords relatifs à des cours d’eau internationaux. D’autres problèmes liés à l’accès et à la gestion de l’eau émergent et font place à de nouveaux principes, stratégies et mécanismes juridiques, donnant ainsi de nouveaux contours au droit international de l’eau.

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Pour appréhender ces développements, on mettra en lumière certaines caractéristiques: un processus de juridicisation particulier (I), une imprégnation des exigences de l’environnement (II), une emprise croissante du droit international économique (III), en même temps qu’une attention de plus en plus soutenue pour les besoins humains, ce qui soulève la question d’un droit de l’homme à l’eau (IV). Ces quatres dimensions permettent de souligner les éléments les plus importants de l’évolution récente du droit international de l’eau.

1. un processus de juridicisation particulier

Par leurs fonctions de stabilité et prévisibilité, les principes et règles du droit international jouent un rôle important dans le domaine de l’eau. Toutefois le processus de juridicisation revêt des contours particuliers, et cela est notamment dû au paradoxe de la généralité qui doit faire place aux spécificités. Le droit international de l’eau pré-sente des traits d’universalité et de généralité. Certains de ses principes relèvent ainsi du corpus juris du droit international général, constitué de coutumes et d’accords à vocation universelle mais le droit international de l’eau doit également faire place à de nombreux particularismes. De nombreuses règles à caractère spécifique l’alimentent, participant au développement des normes générales en même temps qu’elles permet- tent de prendre en compte des situations particulières.4

Les principes et règles qui composent le droit international de l’eau sont en partie issus de pratiques qui se sont forgées au XIXème siècle. Les Etats ont alors été très soucieux de voir reconnaître leurs prérogatives de souveraineté eu égard aux cours d’eau internationaux. Le droit en ce domaine s’est forgé dans les interstices des revendications de souveraineté.

Un grand nombre d’instruments internationaux font recours aux cours d’eau et aux lacs comme référence naturelle pour fixer une frontière entre les Etats. L’emplacement de celle-ci peut être générateur de tensions et de différends entre pays riverains. La jurisprudence de la Cour internationale de Justice (CIJ) a pu apporter sa contribution à leur règlement. Ainsi, dans l’affaire Kasikili/Sedudu, la CIJ a fait observer que

Les traités ou conventions qui définissent des frontières dans les cours d’eau désignent généralement aujourd’hui le thalweg comme frontière lorsque le cours d’eau est navigable et la ligne médiane entre les deux rives lorsqu’il ne l’est pas, sans que l’on puisse toutefois constater l’existence d’une pratique totalement cohérente en la matière

.5

Dans l’Affaire de la frontière terrestre et maritime entre le Cameroun et le Nigéria, la CIJ a pris en compte non seulement des instruments internationaux, mais aussi les travaux de la Commission du bassin du Lac Tchad (CBLT), ainsi que les résultats des plébiscites de 1961 tenus au Cameroun septentrional et au Cameroun méridional,Page 140«afin de déterminer les aspirations des habitants … au sujet de leur avenir» (résolution 1350 (XIII) de 1’Assemblée générale du 13 mars 1959) ».6 La Cour en a conclu :

qu’il ressort des instruments applicables que, à partir de 1931 à tout le moins, la frontière dans la région du lac Tchad avait bien été délimitée et approuvée par la Grande-Bretagne et la France. En outre, la Cour ne peut manquer d’ob- server que le Nigéria fut consulté lors des négociations qui précédèrent son indépendance, puis à l’occasion des plébiscites par lesquels allait être déterminé l’avenir des populations du Cameroun septentrional et du Cameroun méridional

[…], et qu’il ne laissa entendre a aucun moment que, en ce qui concernait tant la région du lac Tchad que d’autres secteurs, les frontières restaient à délimiter. La Cour estime en outre que les travaux menés par la CBLT entre 1983 et 1991 confirment cette interprétation

.7

La délimitation frontalière a un impact sur les populations riveraines concernées. Ainsi, dans l’affaire Kasikili/Sedudu, la Cour a fait référence au communiqué de Kasane des présidents du Botswana et de la Namibie du 24 mai 1992 qui proclamait que le statut juridique de l’île Kasikili/Sedudu ne doit pas affecter : « l’interaction sociale existante entre la population namibienne et celle du Botswana », « les activités économiques comme la pêche » et a précisé que « la navigation devait rester sans entrave et, entre autres, les touristes devaient pouvoir se déplacer librement ».8 Dans le différend frontalier entre le Bénin et le Niger, la Cour a souligné que la question de l’appartenance des îles dans le fleuve Niger « est sans préjudice de tous droits privés qui pourraient être détenus sur celles-ci ».9

Aux côtés de la question des frontières, l’une des premières utilisations appréhendée par le droit international a été la navigation. Ainsi, au travers l’Acte final du Congrès de Vienne de 1815 et l’Acte général de la Conférence de Berlin de 1885, la liberté de navigation a été reconnue aux navires battant pavillon d’Etats parties, rive- rains et non riverains, sur toute l’étendue navigable d’un cours d’eau.10 Cette vision libérale a culminé avec le Traité de Versailles conclu le 28 juin 191911 et le Statut de Barcelone sur le régime des voies navigables d’intérêt international du 20 avril 1921.12 L’avènement de régimes autoritaires en Europe dans les années trente et par la suite la guerre froide vont battre en brèche l’interprétation libérale du principe de la liberté de navigation.13 Ainsi, la Convention relative au régime de la navigation sur le Page 141Danube de 194814 a restreint la liberté de navigation sur le fleuve aux seuls pavillons des Etats riverains d’Europe orientale. Les riverains du Rhin ont imposé des limitations analogues aux Etats d’Europe de l’Est.15 La fin de la guerre froide a entraîné dans son sillage la fin de ces limitations, en reconnaissant aux navires de tous les Etats riverains un droit de navigation.

Hormis l’adoption de la Convention relative à l’aménagement des forces hydrauliques intéressant plusieurs Etats adoptée sous l’égide de la Société des Nations en 1923,16 l’œuvre de codification universelle dans des domaines autres que la navigation n’a été poursuivie qu’à partir des années 1970, à la suite d’une demande faite par l’Assemblée générale des Nations...

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