Déréglementation du marché du travail versus gains de productivité? Analyse des données de vingt pays de l'OCDE (1960–2004)

AuthorAlfred KLEINKNECHT,Robert VERGEER
Date01 September 2014
Published date01 September 2014
DOIhttp://doi.org/10.1111/j.1564-9121.2014.00214.x
Revue internationale du Travail, vol. 153 (2014), no 3
Copyright © Auteur(s) 2014
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail 2014
Déréglementation du marché du travail
versus gains de productivité?
Analyse des données de vingt pays
de l’OCDE (1960-2004)
Robert VERGEER* et Alfred KLEINKNECHT**
Résumé. L’estimation économétrique montre que la modération salariale et la di-
minution de la part du travail dans le revenu national réduisent la croissance de la
productivité du travail. Ainsi, les réformes du marché du travail dictées par l’offre
contribuent à réduire les gains de productivité, ce qui ne peut s’expliquer par l’af-
ux de main-d’œuvre faiblement productive, comme l’avance l’OCDE. En outre,
déréglementation, licenciements facilités et rotation accélérée de la main-d’œuvre
freinent l’apprentissage et l’accumulation des connaissances dans les entreprises,
ainsi que le modèle «routinier» d’innovation, dit «Schumpeter II». Enn, la perti-
nence des lois de Baumol et Verdoorn est remise en question.
Avec l’émergence, dans les années 1970, d’une pensée économique
afrmant la primauté de l’offre, la conception selon laquelle le chômage
élevé en Europe serait dû aux rigidités du marché du travail est devenue domi-
nante. Les coupables tout désignés sont alors le salaire minimum, les presta-
tions sociales, la puissance du syndicalisme, le pouvoir des travailleurs en place
et une forte protection contre les licenciements. L’afrmation des avantages
de la levée de ces «institutions protectrices du marché du travail» (Howell et
coll., 2007) repose sur l’hypothèse (souvent implicite) selon laquelle cette levée
* Organisation néerlandaise de recherche scientique appliquée, courriel: robertvergeer@
tno.nl. **
Professeur émérite et associé, Wirtschafts- und Sozialwissenschaftliches Institut der Hans
Böckler Stiftung, courriel: alfred-kleinknecht@boeckler.de. Le présent article est fondé sur la thèse
de doctorat de Robert Vergeer, qui a reçu le soutien du Conseil néerlandais de la recherche scien-
tique ainsi que sur un travail antérieur de l’auteur dans Kleinknecht et coll. (2013). Les auteurs
remercient les membres de la commission doctorale (professeurs Cees van Beers, John Groenewe-
gen, Joan Muysken, Ester-Mirjam Sent, Ton van Schaik et Servaas Storm), ainsi que les deux éva-
luateurs anonymes, pour leurs commentaires critiques. Des versions antérieures de cet article ont
aussi bénécié des commentaires de Ro Naastepad, Arthur van Soest, Federico Lucidi, Andreas
Pyka et Michel Dumont.
Les articles paraissant dans la RIT, de même que les désignations territoriales utilisées,
n’engagent que les auteurs, et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions
qui y sont exprimées.
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n’affecterait ni l’innovation ni les gains de productivité. Hypothèse facilement
acceptée parce que conforme à une vieille croyance selon laquelle le progrès
technique est une «manne qui tombe du ciel».
Dans le présent article, nous avançons, bien au contraire, que la déré-
glementation des marchés du travail et la levée de leurs «rigidités» ont bel et
bien un prix. Elles ont pour visées de faire baisser le coût salarial et d’affai-
blir la position du travail dans la négociation, ce qui peut aussi se traduire par
des emplois plus précaires (voir, par exemple, Carlin et Soskice, 1990; Layard,
Nickell et Jackman, 1991; Rowthorn, 1999). En outre, selon nous, les rigidités
du marché du travail peuvent être utiles à l’innovation, notamment pour le
fonctionnement de ce qu’on appelle souvent le modèle d’innovation de type
routinier, dit «Schumpeter II» (voir Breschi, Malerba et Orsenigo, 2000).
L’argument de la «rigidité-du-marché-du-travail» a une grande inuence
sur les décisions politiques. Beaucoup de pays ont pris des mesures pour as-
souplir leur marché du travail, ce qui n’a pas été sans conséquences. Ainsi,
une analyse menée au niveau de l’entreprise par Lucidi et Kleinknecht (2010)
montre que (après une série de réformes du marché du travail) des entreprises
italiennes qui ont recouru aux nouvelles réglementations pour employer une
main-d’œuvre exible (à moindre prix) présentent des taux de croissance de
la productivité du travail nettement inférieurs à ceux d’entreprises (similaires)
qui n’ont pas fait appel aux nouvelles réglementations.
Dans cette logique, nous fondons notre analyse, à l’échelle nationale, sur
l’hypothèse selon laquelle les mesures destinées à lever les rigidités du mar-
ché du travail débouchent en n de compte sur une moindre croissance des
salaires. Exploitant les données d’un panel de vingt pays de l’OCDE, nous ana-
lysons les effets sur la croissance de la productivité du travail de l’évolution
des salaires et de la part du revenu du travail dans le PIB entre 1960 et 2004.
Nous observons que les vingt pays ont tous connu un déclin de la part du tra-
vail dans le revenu national à partir des années 1970. Autrement dit, l’augmen-
tation des salaires réels a été inférieure à la croissance de la productivité du
travail. Si cela reète certainement l’affaiblissement du pouvoir des syndicats,
dû au chômage élevé depuis le début des années 1970, cela peut aussi reéter
l’inuence croissante sur les politiques concrètes de la croyance en l’excès des
rigidités du marché du travail.
La suite du présent article se divise en trois parties. Dans la première,
nous exposons les argumentations théoriques expliquant l’inuence de la déré-
glementation des marchés du travail sur la productivité et l’innovation. Dans la
deuxième, nous présentons nos estimations, avant de conclure dans la troisième.
Arguments théoriques
On trouve, dans la littérature, trois catégories de «exibilité» (voir, par exemple,
Beatson, 1995). Celle-ci peut être:
• numérique (ou externe), qui permet aux entreprises d’ajuster leurs effec-
tifs par un assouplissement des embauches et des licenciements;

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