Les coûts sexués de l'austérité: les effets du régime d'État‐providence et des politiques publiques sur l'emploi dans les pays de l'OCDE au cours de la période 2000–2013
Date | 01 December 2018 |
Published date | 01 December 2018 |
DOI | http://doi.org/10.1111/ilrf.12101 |
Author | Sidita KUSHI,Ian P. McMANUS |
Revue internationale du Travail, vol. 157 (2018), no 4
Droits réservés © auteur(s), 2018.
Compilation et traduction des articles © Organisation internationale du Travail, 2018.
* Université Tufts; Kushi.s@husky.neu.edu. ** London School of Economics and Political
Science; i.mcmanus@lse.ac.uk.
Les articles paraissant dans la Revue internationale du Travail n’engagent que leurs auteurs,
et leur publication ne signie pas que le BIT souscrit aux opinions qui y sont exprimées.
Les coûts sexués de l’austérité:
les effets du régime d’État-providence
et des politiques publiques
sur l’emploi dans les pays de l’OCDE
au cours de la période 2000-2013
Sidita KUSHI* et Ian P. McMANUS**
Résumé. Les auteurs analysent l’impact sexué des politiques menées face à la crise
de 200 8 sur le chômage dans 28pays de l’OCDE. Ils s’appuient sur une modéli-
sation à effets aléatoires pour tester l’inuence des systèmes de protection sociale
au cours de la période20 00-2 013. Ils montrent que la nature du régime d’État-
providence a un effet signicatif, qui s’exerce principalement à travers le niveau
des dépenses sociales et la dynamique de l’emploi public et qui tend à pénaliser
les femmes. L’analyse présentée plaide en faveur de la recherche d’autres remèdes
que les politiques d’austérité. Les auteurs formulent quelques recommandations
à cet égard.
L
a crise nancière mondiale qui s’est amorcée en 2007 puis s’est propagée à
l’ensemble de l’économie a profondément bouleversé le marché du tra-
vail des économies avancées, entraînant une explosion du chômage et plon-
geant la quasi-totalité des pays dans l’instabilité économique. Elle a eu de
nombreuses retombées négatives sur les économies nationales, mais ses effets
sur les inégalités entre catégories de travailleurs, notamment entre hommes et
femmes, ont été très variables. Pourtant, alors que ses conséquences en général
ont été abondamment étudiées, son impact différencié sur l’emploi masculin et
féminin a suscité beaucoup moins d’intérêt. Dans cet article, qui s’inscrit dans
le prolongement de travaux antérieurs (Kushi et McManus, 2018), nous analy-
sons plus précisément l’effet des politiques mises en œuvre face à la crise sur
la situation des hommes et des femmes sur le marché du travail dans les pays
de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
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À cette n, nous examinons le traitement réservé aux femmes par le système
de protection sociale et la situation de la main-d’œuvre féminine et constatons
que les caractéristiques des systèmes de protection sociale exercent une in-
uence sur les disparités entre les sexes sur le plan de l’emploi, en période de
crise et au-delà. Nous avançons que les politiques d’austérité ont mis en péril
les progrès réalisés en matière d’égalité hommes-femmes pendant les années
qui ont précédé la crise, ce qui plaide clairement en faveur de la recherche
d’autres remèdes aux crises, susceptibles de proter de manière égale à tous
les groupes sociaux.
La suite de l’article comporte quatre parties. Dans la première, nous
examinons plusieurs pans importants de la recherche, notamment les études
consacrées aux États-providence des sociétés capitalistes et les travaux menés
en économie politique féministe, an d’élaborer un cadre théorique qui rende
compte des effets des inégalités institutionnalisées entre les sexes sur la situa-
tion professionnelle des individus. Dans la deuxième partie, nous estimons un
modèle de panel à effets aléatoires à partir de données relatives à 28pays de
l’OCDE et aux quatorze années comprises entre 2000 et 2013 pour mesurer
l’inuence des systèmes de protection sociale sur le taux d’emploi des hommes
et des femmes. Nous obtenons ainsi des données empiriques sur cette inuence
en période de crise et en dehors. Dans la troisième partie, nous examinons la
situation des hommes et des femmes à différents moments de la crise et nous
nous livrons à une analyse critique de l’impact que les politiques adoptées
par les pouvoirs publics nationaux, par exemple les coupes dans les dépenses
sociales et les réformes de la fonction publique, ont eu sur l’emploi féminin et
masculin. Nous constatons en particulier que l’austérité budgétaire a surtout
pénalisé les femmes. Dans la quatrième partie, nous présentons nos conclusions
et formulons des recommandations en vue d’une évaluation plus exhaustive
des effets des politiques adoptées pour remédier aux crises sur les inégalités
entre hommes et femmes.
Revue de la littérature:
régimes d’État-providence et genre
La crise nancière mondiale a fait émerger des questions importantes concer-
nant les conséquences de la mauvaise conjoncture sur l’égalité entre les sexes
et sur la participation des femmes au marché du travail dans les différents
pays du monde. Dans quelle mesure le taux d’activité des femmes est-il sen-
sible aux effets de la récession? Dans son effet sur les inégalités, la crise a-
t-elle pénalisé les hommes autant que les femmes? Quelle a été l’incidence des
politiques publiques sur l’emploi des femmes et sur l’égalité entre hommes et
femmes? Pour répondre à ces questions et approfondir nos travaux antérieurs
(Kushi et McManus, 2018), nous établissons des liens entre les études sur les
États-providence des sociétés capitalistes, l’économie politique féministe et la
crise nancière et économique an d’élaborer une démarche théorique tenant
Les coûts sexués de l’austérité dans les pays de l’OCDE 617
compte des effets des inégalités institutionnalisées entre les sexes et permet-
tant de mieux appréhender les conséquences de la crise dans leur intégralité.
L’impact social des systèmes de protection sociale (Pierson, 1996 et 2001;
Esping-Andersen, 1990 et 1999; Häusermann et Palier, 2008; Thelen, 2012) a
fait l’objet de nombreux travaux en politique comparée. Selon ces travaux, les
caractéristiques historiques et institutionnelles propres à chacun de ces sys-
tèmes conditionneraient la nature des politiques adoptées par les États et le
niveau de leurs dépenses en matière sociale; elles détermineraient ainsi qui
a accès aux prestations sociales et les stratégies mises en œuvre par les pou-
voirs publics face aux difcultés économiques (Bonoli et Palier, 200 0; Scharpf
et Schmidt, 2000; Palier et Thelen, 2010). Par ailleurs, de nombreux auteurs
estiment que, en dehors de leur rôle purement social, ces systèmes exercent
une inuence à la fois directe et indirecte sur la place des femmes sur le mar-
ché du travail et dans la société (Orloff, 1996 et 2002; Sainsbury, 1996 et 199 9;
Crompton et Harris, 1997; Lewis, 1992, 1997 et 2002; Gornick, Meyers et Ross,
1998; Esping-Andersen, 1999; O’Connor, Orloff et Shaver, 1999; Misra, 1998;
Misra, Budig et Moller, 2007; Huber et Stephens, 2014).
À travers les services sociaux qu’il fournit, l’État-providence peut exer-
cer une forte inuence sur le taux d’activité et l’indépendance économique
des femmes, un effet lié notamment aux politiques en matière de prestations
familiales (Sørensen et McLanahan, 1987; Hobson, 1990; Bianchi, Casper et
Peltola, 1999; Mandel et Semyonov, 20 06), de congé parental et familial, d’aide
pour la garde des enfants ou encore de formation professionnelle (Mandel et
Semyonov, 2006). Le soutien dont bénécient les femmes et les perspectives
professionnelles qui s’offrent à elles dépendent des systèmes de protection so-
ciale en place, lesquels correspondent bien souvent aux régimes décrits dans la
littérature classique sur l’État-providence – régime libéral, nordique, continen-
tal, méditerranéen ou oriental
1
(Gornick, Meyers et Ross, 1998; Esping-Ander-
sen, 1999; Sainsbury, 1996 et 1999; O’Connor, Orloff et Shaver, 1999; Orloff,
2002; Mandel et Semyonov, 2006). Si l’on suit Sainsbury (1996 et 1999), qui
propose une typologie intégrant la dimension du genre, les régimes continen-
tal, méditerranéen et oriental reposent sur le modèle dit de «Monsieur Gagne-
Pain», dans lequel les femmes et les autres membres de la famille n’ont accès
aux prestations sociales qu’indirectement, par l’intermédiaire d’un apporteur
de revenu unique, forcément masculin. Depuis leur création, les États-pro-
vidence libéraux s’appuient sur une conception de la division des rôles qui
assigne aux femmes l’essentiel des tâches domestiques et de l’éducation des
enfants (Sainsbury, 1996 et 1999). En revanche, les États-providence des pays
du Nord font intervenir un ensemble de prestations et de mécanismes incita-
tifs reposant sur l’idée d’une répartition équitable du travail rémunéré et non
1 Dans Les trois mondes de l’État-providence, Esping-Andersen (1990) distingue trois ré-
gimes d’État-providence– libéral, conservateur-corporatiste et social-démocrate. On peut compléter
cette classication par deux catégories correspondant aux systèmes de protection sociale des pays
d’Europe du Sud (régime méditerranéen) et d’Europe de l’Est (régime oriental), qui présentent
des spécicités justiant de les considérer séparément (voir Kushi et McManus, 2018).
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